James Joyce et Léon-Paul Fargue, dérives de Paris et Dublin
Je vais traiter de Fargue, de Léon-Paul Fargue en relation à Joyce, de leur amitié, de leurs affinités littéraires, de leur collaboration.
Pour commencer, j’ai pensé que l’affiche sous l’égide de laquelle est placé le Jour d’Ulysse cette année nous montre un Joyce point d’interrogation, donc un Joyce fait énigme, si je peux dire. Mais au-delà de cela, qui ne peut pas surprendre le lecteur de Joyce, l’origine de ce dessin, c’était ces mots de Paul Léon qui disait que, quand Joyce se tient au coin de la rue, un peu penché, il a l’air d’un point d’interrogation. Seulement, ce qui m’intéresse ici, à côté du point d’interrogation, c’est cette posture au coin de la rue, le Joyce qui déambule, le Joyce qui est même le marcheur éternel, pourrait-on dire, les pieds sur terre, mais terre Gé, et la tête dans les nuages, quelque chose de très rimbaldien, son poing dans sa poche, qu’on peut imaginer percée, comme ses genoux. Un Joyce bohème, comme cette bohème qui fit rêver tant de jeunes provinciaux, ou de jeunes américains qui furent attirés à Paris dans l’après-guerre de 1914-18, ce Paris où Joyce lui-même, finit par atterrir, si je peux dire, incité en cela par des amis, tel Ezra Pound.
Mais sans doute que ce projet de revenir à Paris (puisque, en fait, il y était déjà venu, jeune étudiant), on en a des traces dans Ulysse, en particulier ses lectures à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Quelque part, venir à Paris, c’était venir à l’assaut d’un de ces grands centres culturels européens, pour lui qui avait raté en particulier sa rencontre avec Rome en 1912. Il y avait non pas, comme une revanche à prendre, mais une cité à conquérir. Paris, d’ailleurs, où sera publié Ulysse en 1922, comme vous le savez, pour des raisons qu’on connaît : échapper à la censure qui n’aurait pas manqué de le frapper, que ce soit en Angleterre ou aux États-Unis. On connaît le rôle que jouèrent certains lieux parisiens comme Shakespeare and Co et les personnes qui s’y retrouvaient, à commencer par les deux femmes qui faisaient tourner cette librairie, Adrienne Monnier et Sylvia Beach, et puis tout ce Paris littéraire qui s’y rencontrait.
On connaît la rencontre avec Valery Larbaud, le polyglotte, traducteur, écrivain au génie tout à fait particulier, et son rôle. Et justement, on connaît peut-être un peu moins le rôle que joua Léon-Paul Fargue dans cette conquête de Paris, dans la traduction d’Ulysses. En usant de tours narratifs un petit peu convenus, on pourrait dire : mais alors qui était ce Fargue à qui l'on demanda de s’occuper de traduction, à lui qui ne parlait pas anglais ? J’ai pensé qu'il serait intéressant de le présenter aujourd’hui, alors qu’il est passablement oublié, même s’il existe une Société des Amis de Léon-Paul Fargue, une revue qui lui est consacrée, Ludions, du nom d’un cercle de poésie.
Fargue, né à Paris en 1876, six ans avant Joyce et mort en 1947 à Paris, toujours six ans après Joyce. J’ai pensé que Joyce aurait vu dans cette suite numérique un chiasme, une organisation en miroir autour du six qui, sans doute, lui aurait plu. Six, après tout, dans l’Énéide, c’est le livre où est née Descente aux enfers. C’est le livre six. Descendons aux enfers littéraires qui furent ceux de Fargue, dans sa jeunesse et dans la jeunesse de Joyce aussi. Si l’on compare les débuts littéraires de Fargue et sa jeunesse à ceux de Joyce, tout cela peut sembler très doré. Fargue est un véritable mondain qui connaît les gens qui comptent, qui, très jeune, fréquente les expositions, les salons, les concerts, les revues, les journaux, les cénacles et autres cafés littéraires. En fait, dès le lycée, lycée Henri-IV, il fut le compagnon d’Alfred Jarry, qui lui dédicaça d’ailleurs Ubu Roi, et il fut l’ami de Larbaud, avec lequel également il se brouilla. Et sans doute que l’écriture de Fargue garde une trace de l’amitié de Jarry et du congé qui fut pris assez violemment entre les deux. Je ne vais pas entrer dans les détails, et je lirai un petit poème qui révèle le Fargue que l’on connaissait bien à l’époque :
MERDRIGAL
en dédicrasse
Dans mon cœur en ta présence
Fleurissent des harengs saurs.
Ma santé, c'est ton absence,
Et, quand tu parais, je sors.
C’est vraiment destiné à Alfred Jarry.
Un autre poème, La grenouille américaine, nous donnera une idée du rapport qu’il a à la langue, rapport un peu potache, joueur, peut-être putassier, pourrait-on dire :
LA GRENOUILLE AMÉRICAINE
La grenouille américaine
Me regarde par-dessus
Ses bésicles du futaine.
Ses yeux sont des grogs massus
Dépourvus de jolitaine.
Je pense à Casadesus
Qui n'a pas fait de musique
Sur cette scène d'amour
Dont le parfum nostalgique
Sort d'une boîte d'Armour.
Argus de table tu gardes
L'âme du crapaud Vanglor
Ô bouillon qui me regarde
Avec tes lunettes d'or.
Il y a dans cette poésie une espèce de légèreté, et une espèce de parade, d’ailleurs, qui peut faire penser à Erik Satie… Mon ami Jacques Aubert m’a dit que, pour lui, Fargue, c’était l'Erik Satie des lettres. D’ailleurs, il y a une anecdote assez savoureuse entre les deux qui dit aussi quelque chose d’un aspect de Fargue qui est assez connu, le Fargue piéton de Paris : à l’issue d’une soirée, Fargue raccompagne Erik Satie ou le contraire, traverse Paris et, arrivés à la porte de l’un ou de l’autre, ils repartent dans l’autre sens, et cela toute la nuit durant. Ce pas de deux est quelque chose d’assez typique de Fargue, qui en amitié était assez envahissant, c’est quelqu’un qui avait une très forte emprise sur les autres.
D’ailleurs, d’après certains critiques, c’est peut-être ce qui a amené Jarry à couper les ponts, d’une manière assez violente, d’ailleurs, puisqu’il a publié, au Mercure de France, une espèce de petite pièce qui s’appelait initialement La tragédie du crapaud Caméléo, et Caméléo, en fait, c’est Fargue. Fargue le caméléon qui est à l’aise partout, aussi bien avec les duchesses de Proust qu’avec le petit peuple des bistrots de Paris. Voilà quelque chose d’assez violent, et Jarry a cette phrase un peu curieuse : il dit que cette pièce est écrite pour échapper à l’horreur de la bête à deux dos. À peu près à la même époque, il y a un portrait mythique que le Douanier Rousseau fait de Jarry, portrait détruit par Jarry lui-même, qui n’a pas voulu en conserver de trace : d’après la description qu’on en a, Jarry est peint avec un visage assez efféminé, et il a à côté de lui un caméléon dont la langue lui rentre dans l’oreille. Alors, il y a peut-être une clé là-dedans ; en tout cas, c’est un fait que Jarry a préféré le jeter.
Je vais parler du mode d’intervention de Fargue. Son mode d’intervention privilégié, ce fut par les revues, et très tôt. Donc on peut dire qu'il fut toujours l’homme des revues, des petites et des grandes, des petites d’abord, forcément, et qu'il était célèbre en particulier pour la remise de ses textes, qu’il ne remettait pas, ou en retard, il fallait les lui arracher. Et, à ses débuts, aux côtés de Jarry, il joua un rôle important, auprès de Rémy de Gourmont, dans une revue qui s’appelait L’Art littéraire. On voit à quel niveau cela joue, mais, si je cite cette revue, c’est qu’elle a un caractère très particulier, sensé lui assurer une certaine pérennité (car les revues disparaissaient aussi vite qu’elles avaient été fondées). Autre trait particulier : c'était les auteurs qui finançaient la revue. Cela impliquait donc tout de même que les auteurs fussent au-delà du besoin, ce qui était le cas de Fargue à l’époque. Son père avait fondé une entreprise de vitraux, de verre, qui, à l’époque, ne marchait sans doute pas trop mal. Pour donner une idée de l’entregent de Fargue, il est très jeune encore quand, en 1895, il fonde Le Centaure avec Valéry, Gide, Henri de Régnier. Le Centaure est ce personnage mi-homme, mi-animal. Il est souvent décrit lui-même comme un fauve en rut. Et puis, plus tard, il dirigea la revue Commerce avec Larbaud, Valéry encore et Jean Paulhan. Cela donne une idée de son rôle éminent dans les lettres françaises, qui étaient vraiment irriguées par ces revues, lesquelles souvent dépendaient de mécènes ou de gens généreux : citons Le Navire d’Argent, d’Adrienne Monnier, qu’elle n’avait pas fondé en pensant être spécialement généreuse (car elle n’était pas, elle qui était tout à fait au-delà du besoin) et que les retards multiples de Fargue et d’autres choses ne contribuèrent, sans doute pas qu’un peu, à couler, pour rester un peu dans la métaphore du navire !
Mais, Léon-Paul Fargue – et c’est là une caractéristique qu’il était loin de posséder à lui tout seul – aspira longtemps à la reconnaissance d’une grande revue. Il est donc intéressant de citer ces mots qu'il a dans les années trente alors qu'il repense à sa jeunesse : « Un de nos grands rêves était d’être reçu au Mercure, cénacle fermé et désiré s’il en fut. Seuls les hommes de ma génération peuvent dire ce que contenaient ces simples mots, être invité au Mercure. » Ce n’est pas l’hôtel Mercure ! Mais il faudrait écrire une véritable histoire, un Larousse Mercure, si l’on voulait raconter la vie, les amours de cette admirable maison d’honnêtes gens. Quand il parle avec ironie de « cette admirable maison d’honnêtes gens », cela sent bon le couteau et la rapière.
Et ici, dans ce désir de reconnaissance, parisien, on pourrait dire que la ressemblance est frappante avec Joyce, puisque, comme nous l’a rappelé Jacques Le Brun lors de sa conférence sur Louis Gillet, on peut dire que Joyce a tout fait, à une certaine époque, à son arrivée à Paris, grosso modo, dans le sillage de la publication d’Ulysse, surtout pour apparaître d’une façon ou d’une autre dans la Revue des Deux Mondes (laquelle, pour donner une idée de sa force de frappe, si l’on peut dire, tirait en 1914 à 400 000 exemplaires, c’était vraiment très considérable) ; et donc, si le premier article de Louis Gillet sur Joyce était passablement mitigé, c’était une victoire d’être arrivé là ! On peut dire que sa « prise de Paris » continuait.
Je dirai encore un mot sur les revues, en particulier toutes ces jeunes revues, fondées par de jeunes écrivains en quête de reconnaissance qui veulent bousculer le monde littéraire. À propos d'un ouvrage d’Ernest Raynaud qui s’appelle La Mêlée symboliste – mêlée symboliste, cela sent la foire d’empoigne –, ouvrage publié en 1922, il observe en 1925, dans le sillage du désastre de 1870 : « Aux générations frivoles de l’Empire, éprises de gaudriole et de flonflons, succédait une génération sérieuse, triste et concentrée. » Mallarmé commentait Wagner, éveillait un frisson nouveau, il n’y avait pas d’entente possible : les nouveaux venus – trop fiers pour acheter, à coups de bassesses et de servilisme, la place qu’on leur refusait, trop pressés d’agir pour attendre, dans la file d’attente, que la vieillesse ou la mort leur aient ménagé des vides –, ces nouveaux venus résolurent de marcher au combat avec leurs propres armes, créées de toutes pièces. Ils ouvrirent le feu, tant pis pour qui se trouvait devant. Je crois qu’on a une image vraiment militaire, qui est autant inspirée par le conflit de 70 qu’elle annonce cette montée sensible vers la guerre de 14-18 ; et, malgré la différence de génération, c’est un peu la même chose qui va se passer à nouveau avec ceux qu’on appellera plus tard les modernistes.
Si, par exemple, on cite le titre de la revue de Pound, Blast (faire tout péter), c’est assez éloquent. Comme l’a écrit Jean-Michel Rabaté, dans un article qui s’appelle Les canons modernistes et les écrans post-modernes, cette génération entend donner du canon contre toutes les conventions de ses aînés et, précisément, refondre les canons culturels et littéraires. Pour ne citer qu’un exemple, qui nous amènera à Joyce, il y a ce rêve de destruction des musées, ce rêve de vandalisme des musées, qui sont vus, soit par nombre de surréalistes soit par les futuristes italiens, comme les symboles de lieux morts, d’une culture embaumée ; autre exemple, sur un mode plus apaisé, l'iconoclasme de Bloom ou celui de Molly – on devrait peut-être parler plutôt d’irrévérence (iconoclasme, ça sent encore un peu le vandalisme), l'irrévérence de Bloom ou de Molly vis-à-vis des statues de déesses : Bloom en cachette fait le tour de la statue pour voir si on pourrait repérer un certain orifice, et Molly se remémore ces visites où Bloom la traînait au musée (heureusement, par un jour de pluie, c’était un moindre mal), et elle trouve que ce côté didactique, ce Bloom qui veut toujours lui apprendre quelque chose à propos de la grande culture, c’était rasoir mais, d’une certaine manière, quand elle repense à cette statue du Bouddha, un Bouddha couché sur le côté, elle fait un certain usage de ce Bouddha en se disant que, finalement, il ressemble à Bloom, et elle se demande si, lui aussi, il dormait tête bêche avec sa compagne.
Donc tout cela montre qu’il ya une certaine impatience des artistes qui ne se dément pas d’une génération à l’autre ;mais Joyce lui-même – cela vaut le coup de le rappeler, par rapport à son année passée à Rome en 1912 – n’avait pas supporté ce qu’il décrit comme une véritable muséification de Rome ; en particulier, il accusait les Romains de vendre les os de leurs grands-mères aux touristes. Mais cette impatience, par rapport à une culture embaumée, comme on la qualifiait, on voit que chez Joyce ça se joue quand même sur un mode beaucoup plus politique : on n’est pas dans des rêves de destruction mais plutôt, simplement, il ne s’agit pas de faire montre d’un respect aveugle, il s’agit de faire usage des choses de culture et un usage y compris légitime à agiter. Alors, que ce soit Joyce ou finalement Fargue, on se rend compte que, dans leur carrière littéraire, tout de même, ils restent quelque peu en marge du tapage qui accompagne en nombre les avant-gardes littéraires. On peut dire que Joyce n’avait jamais provoqué de tapage, mais, si l'on repense à la citation de l’ouvrage La Mêlée symboliste, Joyce ne déteste pas la culture populaire, par exemple de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, oui, le frivole de l’Empire, pourquoi pas ? Stephen montre un goût certain pour Offenbach et sa Belle Hélène, etc. Tout ça, ce sont des choses qu’on retrouve dans Ulysse.
Fargue, quant à lui, était réputé pour un répertoire de chansons, paillardes souvent, et donc ne détestait pas la gaudriole. On voit que ces deux écrivains ne sont pas du tout dans cette description des jeunes artistes faméliques, éventuellement un peu anémiés. Ce n’est pas du tout le genre de la maison. D’ailleurs, le manque de sérieux de Fargue exaspérait un peu tout le monde. Ainsi, un jour qu'il racontait des blagues dignes de potaches, alors qu’il a dans les 50 ans et que Adrienne Monnier le lui reprochait, il lui répondit : « Il faut bien que jeunesse se passe… » – les bras de la célèbre libraire lui en tombèrent. Sur ce qui rapproche les deux hommes, au passage (mais pas tout à fait par hasard puisqu’on a parlé des revues, des mécènes que souvent ces revues supposent), ce qui rapproche les deux hommes, c’est un même rapport à l’argent, qu’ils ont bien du mal à ne pas flamber, et du coup parfois un rapport férocement intéressé à certains ou certaines mécènes. On sait qu’Adrienne Monnier en a voulu parfois à Joyce d’être si intéressé vis-à-vis de Miss Weaver, voire de Sylvia Beach. On pourrait donc dire que tout cet argent qu’ils flambaient, ils le flambaient pour une cause littéraire. C’est comme ça que, personnellement, je serais tenté de le dire, même si c’est sur des modes très différents pour les deux hommes. Ce qu’il s’agit de construire c’est une œuvre, à n’importe quel prix.
Alors, il y a une petite chose que j’aimerais dire, là, pour insister sur ces six ans d’écart entre les deux hommes et surtout sur toutes ces années que Joyce a vécues un peu en marge du monde littéraire, toutes ces années où il s’est quelque peu prolétarisé, entre Pola et Trieste, voire Rome : il est clair que, pour Léon-Paul Fargue, cela fut des années d’intense activité ou, comme diraient certains, de grouillage ; mais, même avant cela, au titre de sa jeunesse dorée, dès ses années de collège, il a eu comme professeur d’anglais, un certain Stéphane Mallarmé. Et donc là je ne résiste pas à la tentation de lire Mallarmé décrit par Fargue dans un petit article de Refuge, article intitulé La classe de Mallarmé (à entendre tout de même dans les deux sens du terme) : « Mallarmé montait les trois marches de sa chaire, qui n’était pas une table mais tout bonnement, comme au temps des balbutiements de l’Enseignement secondaire, une simple pièce de chêne ou de noyer poncée, robuste. Une fois le pied posé sur le sol de son empire, Mallarmé vidait longuement son pardessus de ses journaux, de ses revues et de ses livres, les installait méthodiquement vers le coin de sa tablette et, presque aussitôt après quelques mots méticuleux et vagues sur l’emploi du temps, se plongeait dans la lecture comme un cheval dans sa mangeoire. Les grandes et hautes fenêtres, qui versaient dans la salle la lumière verte des polonias, projetaient de biais l’ombre des tableaux de leçons de choses et celle de la carte en anglais signée Salis, lubrifiaient cette méditation. Nous nous mettions alors à ouvrir et à fermer des bouquins de thèmes et de versions, à glisser des bruits de papier dans le silence mallarméen. Le professeur d’anglais ne bougeait pas, il s’éloignait, il fuyait sans bouger, comme s’il eut été à califourchon sur l’extrême bout d’un bout de lorgnette, qu’il déplaçait la mise au point ; il me semblait qu’il devenait de plus en plus immobile, de plus en plus irréel, s’enfonçant parfois sous nos yeux comme un baigneur dans un singulier silence liquide où je risquais de couler à pic. » Ce sont des souvenirs assez magnifiques, il nous dit « Mallarmé n’avait pas envie de punir » je le cite. Ce qui est intéressant, ce sont les leçons d’anglais de Mallarmé (Joyce, lui aussi, était professeur d’anglais, pour l'école Berlitz). « Le professeur d’anglais, enfin libéré de sa lecture, se résolvait soit à faire réciter la leçon, soit à nous enseigner la diction de cette énigmatique rengaine : twinkle, twinkle, little star ; soit à commenter une grammaire d’Alison très à la page (Alison auteur du XVIIe siècle ; soit à nous dicter quelques thèmes ou versions d’où sortaient parfois, ce me semble, une de ses trouvailles dont il avait, même là, et comme malgré lui, le secret. »
On voit donc que ces leçons d’anglais n’ont pas laissé des compétences extraordinaires chez Fargue, qui est complètement étranger à cette langue, au grand dam de Joyce, à son grand regret aussi.
Mais Fargue, lui, si l'on peut dire, a touché ces auteurs, Mallarmé et Verlaine. Je vais lire un extrait d’une préface que Fargue a produite pour une publication des confessions de Verlaine. C’est un texte qui date de la fin des années trente. Ce que dit Fargue de Verlaine est, évidemment, très révélateur de sa propre conception de la poésie, de sa propre poétique : « J’avais 20 ans lorsque j’apercevais parfois Verlaine au Procope, au Buffet alsacien, au Rocher, à la Source. Par le visage, il était à la fois Socrate, Chabrier et Docteur Florent. » Par la suite, mais sans détermination, Raymond Poincaré et Lénine adoptèrent le même front, le même teint et les mêmes pommettes ; seulement, ces derniers n’avaient rien à faire dans cette ligne merveilleuse où Verlaine se tient comme un rubis définitif. Il a un art de la portraiture qui est assez délicieux, assez savoureux. Je prends toujours cette description de Verlaine qui, cette fois, devient plus littéraire : « Quand je voyais Verlaine à 20 ans, emprisonné dans son ciel et libre au milieu de ses barbelés de folie, je sentais l’émotion me gagner comme une menace, je tremblais pour moi-même et pour lui. Dans ces estaminets, on avait quelque plaisir à faire de lui ce personnage épisodique, tout juste bon à amuser les riches, car tracé par une ironie un peu aveugle, Anatole France. » Et, ensuite, il nous parle du Verlaine, du rêve écrivain : « Verlaine est un héros vaincu d’avance. » On voit que Fargue, en quelque sorte, n’est pas totalement étranger, il y a une espèce d’équivalence, la vie sacrifiée pour la littérature. La littérature aux dépens de la vie – et il a ce mot pour décrire la poésie de Verlaine : « Verlaine avait su voir et dire en des vers doux comme des enfants ce réel absolu. » Il y a donc là quelque chose de la rencontre avec le réel qui m’amènera aussi à parler du Joyce des Épiphanies, à lire une Épiphanie. Et Fargue a cette phrase, que je trouve très belle, où il imagine un Verlaine qui transmettrait son art et qui dirait : « Que ton vers soit la bonne aventure ! ». Je crois qu’il y a quelque chose chez Fargue qui consiste ni plus ni moins qu’à s’en remettre, pour reprendre l’expression – je ne sais plus si elle est de Jacques Lacan ou de Jacques Aubert –, de s’en remettre à la fortune signifiante.
Ce que j’aimerais faire maintenant, c’est lire l’Épiphanie de Joyce (je crois que c’est la trente et une), un texte très court. Ces Épiphanies peuvent nous sembler des textes assez décevants quelque part, par rapport à ce que Joyce en pensait. Joyce voyait en ces textes, qui lui venaient comme ça, la preuve absolue de sa vocation littéraire, c’était la preuve incontestable qu’il était écrivain – il fut un temps où le très jeune Joyce d’une vingtaine d’années montre ça à ce qui compte dans Dublin, en particulier Yeats, qui écrit quelque part, complètement affligé : « Je n’ai jamais vu des ambitions aussi gigantesques rapportées à des textes aussi lilliputiens. » (je cite de mémoire), un jugement très sévère, donc.
Épiphanie 31 :
« Nous voici réunis, compagnons de route, nous voici logés au milieu de ce lacis de rues, par la nuit et le silence étroitement couverts, c’est en amitié que nous reposons ensemble pleins de contentement, ne nous souvenant plus des chemins tortueux que nous avons suivis. Qu’est-ce qui de l’obscurité fait mouvement sur moi, subtil et murmurant comme le flot, passionné élément avec un mouvement indécent des reins, qu’est-ce qui bondit hors de moi, criant en réponse comme l’aigle, l’aigle en plein vol, criant pour conquérir, implorant l’abandon inique. »
Il me semble que quelque part, par exemple en lisant Le piéton de Paris, de Léon-Paul Fargue – en tout cas c’est l’effet que cela a eu pour moi –, cela donnerait une perspective plus intéressante, plus riche, de certaines Épiphanies.
Dans l’introduction du Piéton de Paris, nous voyons une chose qui est quand même assez caractéristique : pour rentrer en mouvement, Fargue fait mine, en quelque sorte, de répondre ou de ne pas pouvoir répondre à cette question qu’on lui pose tout le temps : Comment faites-vous ? Comment faites-vous pour écrire vos textes. « Ce “Comment faites-vous ?”, on sait qu’il a empoisonné combien de temps les oreilles de Racine, de Baudelaire, de Hugo, de Mallarmé, de Rimbaud ou de Cézanne, de Debussy, qu’il travaille celles de Valéry, de Picasso, de Pierre Lenoir, de James William, de Jo Louis, de Di Lorto, de l’homme qui a vaincu la roulette, aussi bien que celles encore de Greta Garbo. Il ya dans l’art et dans le sport des questions de chambre noire et d’art unique qui passionnent les foules. » Ce que je trouve savoureux là-dedans, c’est qu’il y a une espèce de liste qui entre vraiment en écho avec certaines listes de noms plus ou moins absurdes d’Ulysse, en particulier l’homme qui a fait sauter la banque de Monte-Carlo, l’homme qui a vaincu la roulette. Enfin, Il me semble qu’il y a un clin d’œil assez appuyé à Joyce. Mais, par contre, contrairement au jeune Joyce, le Fargue du Piéton de Paris nous dit : « Je ne tiens guère à l’inspiration. » – donc, il n’y croit pas.
Et voilà ce qu’il nous dit : « Ne me confondez pas, s’il vous plaît, avec les Parnassiens, que d’ailleurs j’admire, ayant un faible pour les orfèvres contre les quincaillers. Les Parnassiens étaient hallucinés par les bas-reliefs ; moi, je me suis laissé appeler par les géographies secrètes, par les matières singulières, aussi par les ombres, les chagrins, les prémonitions, les pas étouffés, les douleurs qui guettent sous les portes, les odeurs attentives et qui attendent sur une patte le passage des fantômes, les souvenirs de vieilles fenêtres, des fumées, des glissades, des reflets et des cendres de mémoire. » Là, il me semble que l’on a, en revanche, quelque chose qui n’est pas de l’inspiration mais qui est de l’appel et qui entre singulièrement en résonance avec les Épiphanies telles que certains lecteurs (Catherine Liot par exemple, ou Jacques Aubert ou Annie Tardits, ou plus récemment Gérard Colonna d'Istria) nous ont invités à dire que le processus d’écriture, c’est la réponse à un appel, et pas du tout, comment dire ? l’incantation à une muse.
C’est vraiment un renversement complet de la logique d’écriture. « Aussi n’ai-je aucune méthode de travail, j’ai plutôt ma façon de gravir la montagne, qui sépare la vallée du papier blanchi, du plateau des feuilles noircies. Et ces pistes demeurent secrètes, même pour moi. Tout ce que je puis révéler, c’est que je voudrais, à mon tour, dire quelque chose de ce qui se passe entre notre âme et les choses, c’est que je voudrais comparaître à mon tour devant le suprême tribunal, connaître l’état de mon cœur. » On trouve donc, aussi, cette référence à un suprême tribunal. Là, par rapport à la publication du texte, ça nous remmène à des années très, très lointaines déjà de Joyce, autour de 1900, quand effectivement il y avait quelque chose qui était le tribunal par lequel on juge l’usage des mots, voire le tribunal devant lequel il voulait traîner les Dublinois pour leur dire certaines vérités.
Et là je vais faire un retour à Joyce, pour cette fois, avec l’Épiphanie 32, qui, du coup, a des accents Farguiens :
Épiphanie 32
« La foule humaine se presse dans l’enclos, pataugeant dans la boue, une femme grasse passe, la robe audacieusement relevée, le nez plongé dans une orange, un jeune homme pâle à l’accent cockney, en bras de chemise, fait des tours et boit à la bouteille, un petit vieux a des souris sur un parapluie, un agent de ville en gros soulier se précipite et saisit le parapluie, le petit vieux disparaît. Les bookmakers braillent des noms et des cotes, l’un d’entre eux qui a une voix aiguë d’enfant, body ball, body ball, les créatures humaines se pressent dans l’enclos, reculant et avançant dans l’épaisse fange. Quelques-uns demandent si le départ a été donné. On répond oui et non, une fanfare se met à jouer, un splendide cheval bai portant un cavalier jaune passe comme l’éclair au loin dans le soleil. »
Cette façon que Joyce a de convoquer la foule, le bruit de la foule, la voix de la foule, c’est quelque chose que l’on retrouve aussi très profondément chez Fargue ; si vous vous rappelez, dans l’Épiphanie précédente, la trente et une, Joyce insistait sur une chose, c’était que ces déambulations étaient faites en amitié ; ce ne sont pas des errances solitaire, c'est-à-dire qu’il y a une espèce de décantation, qui se fait à plusieurs, à plusieurs voix, en parallèle, seul et avec les autres, et Fargue a quelque chose comme cela d’un peu similaire.
Il nous parle de certains amis, tel Charles-Louis Philippe, qui est né à Cérilly, dans l'Allier, et qui est bien oublié aujourd’hui mais qui a joué un grand rôle pour lui ; ou Michel Yell ou encore, enfin, ses compagnons de déambulation, ses compagnons littéraires. Et cette idée qu’ils avaient – l'idée qu’il faudrait des millions et des millions d’années pour définir la millionième partie d’un instant –, cette idée le confondait, le brutalisait, le figeait sur place. « Je répétais que personne ne se décide à écrire ce que l’on n'écrira jamais. Alors, Philippe, de sa voix bonne, rude, un peu tordue, jamais oubliée, me disait, décide-toi. » On a là quelque chose qui ressemble fort au programme d’Ulysse, c'est-à-dire lire 800, 900, 1.000 pages, on ne sait pas, le tout d’une journée, le tout de 24 heures qui serait à la fois le tout d’une vie, le tout d’une planète, le tout de quelques esprits, comme cela, isolés dans tout leur idiosyncrétisme, comme on dit en anglais, leur idiotisme, leur idiotie, leur bêtise aussi. Et là Fargue très lucide aussi, est conscient de reculer devant cette tâche qui l’appelle, qui est la sienne aussi, il cite Charles-Louis Philippe (« décide-toi ») et, quelque part, on pourrait dire, d’autres l’ont dit en tous cas, que ce qui l’a finalement obligé à rassembler son œuvre, à la compléter, à lui donner une forme beaucoup plus définitive et moins fugitive que les bons mots lâchés dans les soirées, dans les cafés, c’est son hémiplégie en 1943. Lors d’un déjeuner avec Picasso, il s’est écroulé brutalement, frappé d’hémiplégie et, à partir de là, il a été alité, très affaibli, mais il a écrit plus que jamais. Toutefois, le piéton de Paris ne se résolvait quand même pas à cet enfermement obligé, et il allait donc jusqu’à se faire transporter en ambulance dans les lieux de nuit qu’il aimait fréquenter (on imagine les ambulanciers le montant dans l’ambulance et lui faisant traverser Paris !).
Le rappochement que je veux signaler, c’est encore avec Ulysse. Fargue, comme je l’ai dit, s’est trouvé, à l’origine, là, dans ces premières semaines, ces premiers mois parisiens de Joyce, où la décision futt prise de publier Joyce, à Paris, à l’occasion de son 40e anniversaire, le 2 février 1922. À l’occasion de cet évènement littéraire, des lectures ont été programmées. Qui disait lecture disait aussi traduction : il fallait traduire ces passages et, bien sûr, tout le monde s’est tourné vers Valery Larbaud, qui à l’époque passait pour le polyglotte le plus accompli, ses capacités de traducteur s’étant déjà affirmées par exemple pour la traduction de Samuel Butler, de Whitman – pas rien ! Valery Larbaud était très réticent : il a demandé à ce qu’on trouve quelqu’un d’autre, à qui, finalement, il acceptait de donner un coup de main. Ce quelqu’un d’autre, c’était un jeune écrivain, Benoist-Méchin, et c’est là qu’on a pensé que Benoist-Méchin, avec sa jeunesse, n’oserait peut-être pas traduire les passages les plus croustillants, parce que tout le monde avait entendu parler des passages sulfureux d’Ulysse et l'on attendait de Fargue, évidemment, qu’il soit là pour relever, pimenter la prose – qui serait un petit peu trop fade ou trop timide – de Benoist-Méchin.
Cette fois je me tourne du côté de Rue de l’Odéon, recueil de souvenirs d’Adrienne Monnier basé aussi sur de chroniques qu’elle a écrites durant sa vie : « Voilà comment on nous présente les choses. Benoist-Méchin s’offre à traduire. Par ailleurs, Joyce, qui sentait combien Fargue lui était apparenté, tenait beaucoup à la collaboration de ce dernier. Fargue ne demandait pas mieux que de se joindre aux séances de travail ; il devait surtout donner un coup de main pour Pénélope, qui tourmentait quand même un peu le jeune homme, et bien sûr il allait se charger des « cochonneries ». Les choses se passèrent donc ainsi, avec les anicroches d’usage, à savoir que Fargue posa je ne sais combien de lapins à Joyce et à Benoist-Méchin, tant et si bien que nous n’avons les traductions que le 3 décembre – c’est pour le 2 février –, et même Pénélope ne fut apportée que le 5, Fargue ne s’étant pas mis en train plus tôt, sa conférence achevée dans la nuit du 6. On parle, alors, de Valery Larbaud, cette fois ; il dût, sans reprendre souffle faire la révision en un jour. J’ai un mot daté de lui, de ce 6 décembre, où parlant du fragment de Pénélope, il dit : “C’est encore à dégrossir beaucoup, certains passages tout à fait obscurs pas sortis par Benoist-Méchin.” Pauvre Larbaud, j’ai le cœur serré par ce mot dont on voit par l’écriture qu’il est harcelé. » Voilà, je ne reviens pas sur cette sortie officielle d’Ulysse et sa lecture, sur la foule qui se pressa. Jacques Lacan lui-même était là… En tout cas, il a prétendu y être. (Il y a une certaine ambiguïté : on ne sait pas si c’est à cette séance-là, on se demande quelque fois si ce n’était pas à la sortie de la traduction, nous glisse J. Aubert)
Je vais vous montrer des portraits de Joyce et de Fargue, pris autour de 1922 par Man Ray, photographe américain installé à Paris, très lié aux surréalistes. Ce n'est pas le traitement classique du portrait. Souvent, Man Ray transforme le sujet traité ; souvent, la femme figure en morte ou en porte-manteau.
Voici le portrait que Adrienne Monnier fait de Fargue : « Quand je l’ai connu, il était amer et volontairement méchant, il avait gardé tout ses désirs mais n’avait plus d’illusions. » C’est vrai qu’il y a ce côté-là un peu désabusé, pincé, le regard de biais.
Pour Joyce, en revanche, on voit que le traitement est tout à fait différent. Parmi la série de photographies prises par Man Ray, on trouve cette photo posée, où on lui voit un air très pensif, il pensiero. On pourrait dire : il y est sans y être, il n’y est pour personne… Man Ray choisit aussi de faire poser Joyce contre une toile écrue, ce qui fait qu’il y a quand même un dialogue avec la peinture qui s’établit, il y a une façon comme ça de brouiller les contours du portrait qui est assez intéressante, et Man Ray va plus loin ; je pensais que cette photo était, elle aussi, posée, apparemment ; mais une version peut en cacher une autre, car Joyce était en train de se reposer, ayant mal aux yeux, suite à une opération : Man Ray aurait donc pris cette photo un peu à son insu, et c’est pas une photo posée. Joyce en était très content et, pour moi, il y a quand même ici dialogue avec Ulysse, parce que ça fait sérieusement penser au Penseur de Rodin, bien-sûr. Dans l'une des visites de Joyce au Musée Rodin, il y a quelque chose qui tourne comme ça entre Boudin et le penseur de Rodin : Boudin est un peu décrit en termes de Penseur. On fait entrer là un autre art plastique, la sculpture, mais je crois que cela devait beaucoup plaire à Joyce, comme cliché. L'une des lectures qu’on va en faire, c’est ce brouillage des pistes entre photographie, peinture, et sculpture, le côté un peu iconolâtrique par rapport au Penseur de Rodin (Rodin est mort en 1917, il a fait don par testament de collections importantes à l’État, on peut dire que Rodin avait prévu sa muséification, une espèce de super panthéonisation, côté monumental.
Une autre photo, cette fois avec Sylvia Beach devant le salon de coiffure (aujourd’hui !)
Une dernière photo, hélas de très médiocre qualité, où l'on peut voir (ou deviner) Joyce et Nora, Fargue, Valéry et Dujardin. Ça se passe en 1929, après la sortie de la traduction d’Ulysse, au déjeuner. Joyce aurait été très content de réunir des traducteurs d’Ulysse au Trianon et pouvoir dire : “Voila, j’ai fait ma paix du Trianon.” Mais tous se détestaient cordialement et, en fait, aucun n'y figure.
En 1927, il y eut une revue, Les Feuilles libres, qui fit paraître un numéro d’hommage à Fargue et qui donc avait demandé des contributions à différentes personnalités. Joyce a pour sa part proposé des extraits d’Ulysse. Je lis le mot qu’il a envoyé au directeur des Feuilles libres : « Monsieur, j’ai le plaisir de vous envoyer ci-inclus deux fragments d’Ulysse traduits en français par Auguste Morel et Valery Larbaud, il a quand même réussi à mettre Fargue et Larbaud à la même table des matières. Veuillez les accepter pour votre prochain numéro en hommage à mon ami Léon-Paul Fargue. »
Sur le choix des fragments, j’irai très vite. Je lirai juste le début d’un fragment, très court d’ailleurs, qui est extrait du chapitre Éole, d'Ulysse : « Une lampe de Vestale, ici il médite des choses qui ne furent pas ce que César aurait pu accomplir encore s’il avait écouté l’augure, ce qui aurait pu être possibilité du possible en tant que possible, chose non connue, quel nom portait Achille quand il vivait parmi les femmes ? » Au minimum, on peut se dire que cette lampe de vestale, c’est un clin d’œil à Léon-Paul Fargue et à sa fabrique de lampes, aux Fargue fabricants de lampes, chez qui, peu de temps avant, Nora et Joyce avaient fait quelques achats. Ça fait l’objet de quelques petites notes échangées.
Et puis l’autre épisode, c’est la fin du Cyclope. C’est juste pour mémoire, je lis le début : « Les effets de la terrible catastrophe furent instantanés et terrifiants. L’observatoire de Dunsink n’enregistra pas moins de onze oscillations, toutes du cinquième degré de l’échelle de Mercalli, et pareil séisme ne s’était pas manifesté dans notre île depuis le tremblement de terre de 1534, l’année de la rébellion de Thomas le Musqué. Il semble que le séisme ait eu pour épicentre cette partie de la métropole qui constitue le quartier d’Inn’s Quay et la paroisse de St Michan sur une surface de quarante et un acres, deux verges et une perche. »
Dans cet épisode, qui se passe dans un pub où l’hostilité grandit à l'encontre de Bloom, montré comme le juif étranger, Bloom prend la fuite, poursuivi par un chien et la fureur de celui qu’on appelle le Citoyen, caricaturé sous la forme d’un héros épique des légendes celtes et qui, espérant le frapper, lui lance une boîte de biscuits qui aurait pu le tuer. Tout prend une dimension épique, mais peut-être est-ce là aussi un clin d’œil aux soirées passées par Fargue dans des lieux peu fréquentables, à des sorties un peu précipitées, comme celle de Bloom… Je ne sais pas, ce n’est pas exclu.
Je terminerai sur la traduction. À un moment, dans une conversation, Joyce regrette, c’est dans les années trente, que Léon-Paul Fargue n’ait pas parlé anglais ; sinon, il aurait eu sa place dans la traduction de Finnegans Wake. C’est tout à fait étonnant. Il y a donc ce regret, ce reproche presque, fait à Fargue de ne pas parler anglais, d’avoir été un si mauvais élève de Mallarmé. Mais on peut avoir un doute sur la pédagogie mallarméenne en anglais.
Quelque part, Fargue, certainement, et Joyce, encore plus certainement, initient ce que plus tard on a appelé la psycho-géographie, comme peut-être aussi, je crois, Enger, Méniani et Baudelaire : il y a quelque chose qui, chez ces écrivains, pointe sur une expérience totalement subjective de la ville mais qui, en étant totalement subjective, à un moment se détache de la subjectivité pour qu’il y ait une rencontre de la ville avec la langue, avec les mots qui à ce moment ne sont plus de la pure subjectivité – et l'on pourra se reporter à la conférence de l’an dernier, qui a évoqué la question de la psycho-géographie. Une dernière chose : Fargue se targuait d’être un très grand séducteur. Peu importe la réalité de la chose, mais, du côté de Joyce, vous vous rappellerez peut-être une espèce d’idylle qu’il a nouée avec l'une de ses élèves à Trieste, Amélia Popper, et qui a donné lieu à un texte posthume, Giacomo Joyce. Pour Joyce, la séduction se résout dans l’écriture. Giacomo ressemble au grand séducteur italien Casanova (qui a fait l’objet d’une intervention de Jean-Michel Rabaté dans le cadre de notre colloque de 2008, Joyce et l’Italie). Il y a un passage de Giacomo Joyce où Joyce écrit : « Écris, écris-le, tu n’es bon qu’à ça. » Ce qui fait songer la phrase de Becket : « Écrire, bon qu’à ça ! » On peut penser que, bien sûr, l’écriture de Fargue, elle, au contraire, est souvent un peu crue, un peu salace ; mais je dirais que l’expérience de l’amour et du désir, en revanche, est peut-être le grand absent humain de l’écriture de Fargue. Et peut-être est-ce ce qui a freiné chez lui l’écriture. Il n’éprouve pas de besoin d’écriture par rapport au désir de l’autre, par rapport à l’amour. Sa poésie, son écriture sont motivées avant tout par l'amour d’un monde perdu. Le Paris qu’il décrit est un Paris qui a disparu. Je crois que le titre Refuges est très significatif : il éprouve un besoin d’écriture parce qu’on peut y trouver le refuge que le monde n’offre plus. Le Paris qu’il voit, il ne lui offre que des regrets, des images de choses disparues. Je pense à ce que Léa me disait ce matin : « Mais pourquoi est-ce qu’il n’est pas revenu ? » Peut-être que, paradoxalement, ne pas revenir à Dublin, c’était permettre à Joyce d’écrire mais aussi de cultiver cet amour pour Dublin, qui avait été si problématique, dans son écriture. Revenir à Dublin ? C’est peut-être une des raisons qui ont fait que ce n’était pas possible, c’était perdre ce moteur de l’écriture, c'est-à-dire, le Dublin aimé et perdu, perdu d’abord et aimé après.
Pascal Bataillard