Introduction
Je voudrais vous parler d’une autre façon du savoir de Joyce à propos de la voix, la voix et son savoir-faire avec elle. Dans ce savoir-faire sont étroitement mêlées l’expérience de la vie et l’expérience de l’écriture, l’écriture étant sans doute pour Joyce l’expérience majeure de sa vie.
Pourquoi nous attacher aujourd’hui à la voix ?
Dans notre expérience d’individus parlants – expérience qui fut celle de Joyce, comme de tout être humain –, nous sommes affectés, dans notre corps même, par les paroles qui nous traversent dès la naissance, et ces paroles sont portées par une voix, par des voix. Ces paroles déposent en nous des mots, des signifiants, des bouts de phrases, qui constituent ce que les psychanalystes appellent le savoir inconscient. Ces bouts de mots et de phrases constituent la réserve de notre savoir inconscient, ils nous mènent parfois par le bout du nez, ils affleurent dans nos rêves, nos cauchemars ou nos symptômes. Cette parole, qui nous vient d’un autre humain, et qui nous traverse, est portée par une voix ; et cette voix, qui résonne en nous, dans notre corps, fait que ces bouts de mots, dont nous ne comprenons même pas le sens au tout début de la vie, nous affectent. Cette voix est parfois la voix chantée d’une chanson des premiers mois ou de la toute petite enfance – Joyce commence le Portrait de l’artiste par l’évocation de «sa» chanson, chantée à lui par la voix de son père, et par la « meuh-mouh », la « mow caw », de l’histoire que son père lui racontait quand il était « bébé-coucouche ».
La voix de l’autre contribue à transformer le vivant que nous sommes en un corps parlant, un corps dont le cri se transforme en appel et devient la voix articulée, notre voix, qui porte notre parole. Quand nous parlons, nous oublions presque nécessairement notre voix, même si nous en jouons ; quand nous l’écoutons enregistrée, nous ne la reconnaissons pas. Le silence fait partie de la parole, il la rend possible par les coupures qu’il introduit dans le flux vocal. On peut dire qu’il est une modalité de la voix.
Notre expérience première de vivant durablement prématuré est une expérience de dépendance à l’endroit d’un autre qui, par sa réponse, ses mots et par sa voix, peut consoler notre détresse mais aussi gronder, menacer. Cet autre avec qui nous ne pouvons pas encore parler s’en trouve incarner un grand Autre qui perdurera sous des figures diverses et à qui nous attribuons une voix. Après «sa» chanson et la « meuh-mouh », Joyce évoque la voix biblique menaçante des Proverbes : « Demander pardon, ses yeux ils crèveront. » Ces trois souvenirs qui ouvrent Le Portrait de l’artiste en jeune homme témoignent de la formidable sensibilité de Joyce à la voix, dans la grande diversité de ses registres, de ses dimensions.
Bruit, son, voix
Lors de ma première rencontre avec le texte de Joyce, j’ai été saisie par la présence insistante de la voix, mais aussi des bruits, des sons, du sonore : bruits d’anneaux courant sur les tringles de rideaux, bruit d’eau jetée dans les cuvettes, claquement des mains du préfet, bruits de chaussures qui s’éloignent, tip-tap de la canne du jeune aveugle. Du vacarme jusqu’au silence, le texte résonne de tout ce qui vient au corps par l’oreille, par ce trou qui ne se ferme pas. Dans le temps où s’impose la certitude qu’il doit partir, Stephen écoute les cris des hirondelles, ces errantes qui construisent des nids éphémères : une double note aiguë, prolongée en vrilles tournoyantes, tombant en tierce ou en quarte… (Portrait, 1-752.3). Bloom, à son tour entend une tierce dans les harmoniques qui s’enchaînent dans l’air, lorsque les cloches de Saint Georges Church égrènent les heures (Musique de chambre, l.92).
Par son écoute exacerbée de ce qui vient au corps par l’oreille, Joyce est comme un précurseur du Traité des objets musicaux, de Pierre Schaeffer. Un précurseur amateur, dira-t-on, mais un précurseur instruit par sa pratique de la musique, du chant, de la poésie. Il est instruit de ce qu’est « l’inéluctable modalité de l’audible ». Au début de l’épisode de Protée, sur la grève de Sandymount, Stephen ferme les yeux « pour entendre varech et coquillages s’écraser craquant sous ses godillots », et il compte – cinq, six – les infimes espaces de temps entre deux bruits consécutifs. Joyce sait que le réel sonore s’attrape, se traite, avec le nombre, avec le trait de la pure différence, ce trait que sait distinguer l’oreille absolue. À sa façon à lui, avec un usage bien à lui du signifiant et de la lettre, Joyce va en venir à écrire au plus près du réel de la voix et du sonore. Les créateurs de musique contemporaine que son texte a inspirés ne s’y sont pas trompés. Une pensée de Bloom fait écho, non sans humour, au comptage des espaces de temps par Stephen : « Des nombres. Voila toute la musique quand on y réfléchit. Deux multiplié par deux divisé par l’unité fait deux. Vibrations. Les accords parfaits, c’est ça : un plus deux plus six font sept. On fait ce qu’on veut en jonglant avec les chiffres. » (Musique de chambre, l. 347/357).
Voix humaine
Mais, avant d’évoquer la façon inédite dont Joyce écrit avec la voix et la fait exister dans le texte et dans la lecture, il convient de nous arrêter sur la façon dont Joyce parle de la voix humaine, de son expérience de ces voix, qui sont toutes différentes les unes des autres – toutes ou presque toutes, comme on le verra à propos de la voix du père.
Dans le monde du sonore, la voix humaine a bien sûr une place à part en tant qu’elle porte la parole. Par la voix, au-delà de ce qui est dit, au-delà des énoncés, quelque chose peut s’approcher de l’énonciation, de la façon dont le sujet est là, présent dans ce qu’il dit. Ce n’est pas seulement telle ou telle irrégularité sonore d’une voix que Joyce rend présente dans son texte mais bien dans la qualité de la voix, un trait qui fait référence chaque fois à l’énonciation chaque fois singulière : la voix pâteuse de Tom Kernan, qu’une cuite magistrale a fait dégringoler l’escalier – « Je ‘eux ‘as, ‘on ieux, ‘é ‘nis lessé à la augne » (244) – n’est pas la voix péremptoire de l’agent qui l’interroge ; « les cordes vocales couvertes de craie » du père Butt n’ont pas l’assurance sonore du prédicateur de la nouvelle La grâce ; les « voix niaises » des élèves du belvédère n’ont rien à voir avec l’accent faubourien des femmes du quartier des bordels ; Ulysse continuera d’égrener les voix, non attribuées à un personnage mais marquées par un affect : les voix de l’affliction, de l’inimitié, de la fatigue, de la douleur, du désamour, du repentir, de la lamentation… et bien d’autres encore. « Sortilège des voix ».
Parmi ces voix, certaines affectent particulièrement Stephen : celle de son père quand elle défaille, la voix des reproches de sa mère, scène poignante (Stephen retrouve un groupe de ses jeunes frères et sœurs devant les reliefs pathétiques d’un maigre repas du soir. C’est le crépuscule, il y a cette qualité de lumière à laquelle Joyce était très sensible. Avant de rejoindre le chœur formé spontanément par les enfants, Stephen écoute, « le cœur brisé, l’harmonique de fatigue dans ces frêles voix fraîches et innocentes », déjà lasses du chemin).
Voix chantée
Cette scène nous introduit à la place faite par Joyce à la voix chantée. Introduite magistralement avec la nouvelle Les morts (écrite avec virtuosité dans l’épisode des sirènes), la voix chantée est omniprésente dans le texte joycien. Ce sont des airs d’opéra, des refrains de ballade traditionnelle, des chansons de l’enfance. Ce qui me frappe et qui fait penser au travail que Théodore Reite, un élève de Freud, a effectué sur la musique, c’est que ces airs et ces bouts de phrases viennent à l’esprit comme les idées incidentes dans l’association libre. Chacun les fredonne, ils font parfois ritournelle.
Tous les témoignages disent et redisent que l’expérience du chant fut centrale dans la vie de Joyce et de sa famille. Le père et la mère avaient dans leur jeunesse appris le piano et le chant : la scène du chœur des enfants est comme le vestige pathétique de l’époque heureuse où la musique et le chant emplissaient la maison et où Stanislaus, le frère qui se voulait le gardien de Joyce, chantait la ballade de Finnegan. Le père était ténor léger, remarqué dans sa jeunesse ; ténor lui-même, Joyce fut tenté par la carrière de chanteur et prit des cours à trois reprises au moins ; son fils Georgio fera carrière dans le chant. Tous ceux qui ont approché Joyce racontent les soirées où il se mettait au piano, chantait, dansait parfois. Au dîner de Noël 1939, au château de la Chapelle, près de Saint-Gérand-le-Puy, cloué au lit par un moment d’intense douleur et d’accablement, comme perdu dans son silence, il se remet soudain sur ses pieds : il chante et il invite Maria Jolas à danser : « Vous savez bien que c’est le dernier Noël. » Au crépuscule de sa vie, le chant le remet debout. On pense au premier Portrait de l’artiste, le texte fulgurant de 1904 : dans la lumière grise du crépuscule, le jeune homme – c’est Stephen, pas encore nommé – s’avance vers les eaux basses, « chantant avec passion pour le flot qui monte ».
La voix chantée donne à entendre de façon privilégiée que la voix humaine est sexuée. Nous le savons, mais nous y faisons plus ou moins attention. Bloom, faisant quelques pas avec un aveugle, remarque : « Il sait que je suis un homme. La voix. » Dès le Portrait de l’artiste, plusieurs notations disent la différence sexuée des voix. Cranly et Stephen écoutent une jeune servante chanter Roie O’Gady : « Mulier cantat », dit Cranly. (771) Une autre voix de femme au loin se fait entendre, « frêle et haute comme celle d’un adolescent » – un adolescent qui n’a pas encore mué –, brillante comme une jeune étoile, perçant l’ombre et la clameur du premier plain Chant de la Passion. Dans le silence revenu, Cranly reprend le refrain que chantait la jeune servante ; lui, la scande avec énergie, d’une voix en accord avec son bras robuste et résolu. Mais le caractère sexué de la voix, ce n’est pas seulement le fait qu’elle porte le trait de la différence sexuelle ; c’est qu’elle a un rapport étroit avec le désir et, nommément, le désir sexuel. La psychanalyse donne un relief inédit, longtemps jugé scandaleux, aux objets pulsionnels dans la formation de la sexualité humaine : l’objet oral et l’objet anal si importants dans la sexualité des tout premiers temps de la vie, mais aussi le regard et la voix. Car la sexualité humaine se forme en passant par les défilés du langage, par le nécessaire rapport de demande et de désir qui nous lie à l’autre – là encore la voix est à part, à cause de la parole qu’elle porte et du… silence.
Cri
Pour dire la rencontre bouleversante de Stephen adolescent avec l’irruption du désir sexuel, Joyce écrit comment le réveil du désir met son sang en révolte et affecte sa parole, réduite à des cris inarticulés qu’il ne peut réprimer. Le cri qui s’arrache de lui comme un hurlement de détresse expire comme un gémissement. Quand la jeune prostituée pose la main sur son bras, il n’est plus que silence, sur le point de fondre en « larmes hystériques », s’entrouvrant enfin à la douceur de la jouissance. Ce moment, très dramatisé par l’écriture, dit avec une grande justesse comment la rencontre du sexuel est traumatique dès lors que, pour les humains faits humains par la parole, la rencontre sexuelle a perdu le caractère naturel de l’accouplement. Ces pages de Joyce disent avec justesse comment le sexuel fait trou dans le langage, affectant la voix, la ramenant à son réel de cri, de gémissement, de silence. En donnant une dimension symbolique à l’organe, le phallus permet, malgré ce trou, avec lui, qu'une certaine rencontre, une coalescence, puisse advenir entre le langage et le sexuel.
La tonalité pour dire l’érotisation de la voix est bien différente dans l’épisode des sirènes ; c’est précisément une tonalité phallique affirmée, parfois un brin égrillarde. Simon Dedalus s’adresse à Ben Dollard, dont on vient d’entendre la « voix de basse baril tonnante » : « Eh bien mon vieux, vous avez dû lui crever le tympan, à la malheureuse, avec un organe comme le vôtre… Pour ne rien dire d’une autre membrane, ajoute le Père Conley. » Un rire « barborbondant » secoue bien sûr Ben Dollard, car les allusions au phallus manquent rarement de faire rire. – Bloom suit un même train de réflexions, dans une autre tonalité, aussi crue, plus interrogative. Il pense aux eunuques : c’est autre chose. Déjà, le matin, lors de l’enterrement de Paddy Dignam, il pensait aux papes qui, en fins connaisseurs en matière de musique et de chant, ont introduit des eunuques dans les chœurs. « Quel genre de voix est-ce ? Ça doit être curieux à entendre après les basses profondes. » Et les ténors : « Les ténors ont des femmes à la pelle. Augmente leur flux. » Et les femmes : « À quoi pensent-elles quand elles écoutent de la musique ? » – écho évident à une scène de la nouvelle Les Morts.
Il faut se souvenir que l’autre scène strictement contemporaine de l’épisode des sirènes, la scène latente derrière la scène manifeste, c’est la rencontre adultère de Molly, la femme de Bloom, avec l’homme qui organise sa tournée de chant et qui est son amant. Le clinquant cliquetis du cabriolet de l’amant scande d’ailleurs l’épisode : « clip clap cliquetacier ». Bloom, sur fond des voix d’hommes, entend la voix pleine de parfums de Molly lors de leur première rencontre ; elle chantait L’Attente. Comment dire la voix d’une femme ? « Comme la soie qu’on déchire […] Elles ne parviennent pas à des intervalles aussi grands que les hommes. Un ton aussi dans leur voix. » (L 353) « Remplis moi. Je suis chaude, sombre, ouverte. » Joyce, à travers Bloom, reprend la métaphore de la soie pour la généraliser à la voix humaine : « La voix humaine, deux minuscules fils de soie. ». Ça me paraît une façon particulièrement heureuse de dire la fragilité de cette réalisation, inédite dans l’histoire du vivant, qu’est la voix humaine. Cela, la voix de Simon Dedalus, « fabuleuse plus que toutes les autres », la donne à entendre – et aussi que « c’est le silence qui suit qu’on sent qu’on entend ».
Du père au fils
Le texte de Joyce dans son ensemble donne à lire son savoir tout en finesse sur la voix. Je n’en ai retenu que quelques traits qui permettent de mettre en perspective deux éléments importants concernant la voix du père. Le premier enfant de Joyce fut un garçon ; à la naissance, Joyce a reconnu dans la voix de l’enfant la voix de son père à lui et la sienne. On peut s’étonner qu’il la reconnaisse dans le cri ou les sons inarticulés du nouveau-né, mais surtout on s’étonne de cette identité qui contredit la remarque de Joyce lui-même selon laquelle aucune voix n’est identique à une autre ; avec l’expérience de cette identification par la voix, c’est une autre dimension de la voix qui est appréhendée, la dimension de la transmission symbolique. Lors de l’épisode de la bibliothèque, Joyce construit un appareillage théologique pour fonder cette transmission. Il jongle avec les débats trinitaires et fait son miel de l’hérésie sabellienne, qui posait une substance réelle commune au père et au fils : la voix, précisément le souffle, le zonah biblique. Cette identité annulait la distinction entre les personnes de la Trinité.
Je ne développe pas ce point que j’ai travaillé il y a déjà bien longtemps et que tenterai d’éclairer aujourd’hui en frottant ensemble l’épisode des sirènes et celui de la bibliothèque. Je ferai l’hypothèse que ce qui est en jeu dans cette transmission réelle et symbolique concerne la transmission du phallus. Cette transmission fonde la possibilité de la jouissance phallique, au joint du symbolique et du réel, cette jouissance de la langue que Joyce illustre par son texte. Mais, cela non plus, je ne le développe pas. Je voudrais seulement évoquer deux épisodes qui disent la fragilité des « deux minuscules fils de soie » qui font la voix humaine. Cette fragilité, et la défaillance à laquelle elle peut donner lieu, n’est pas sans évoquer, pour un psychanalyste, la fonction de castration qui implique la fonction phallique.
Le Portrait de l’artiste raconte le voyage à Cork où Stephen, encore enfant, accompagne son père, qui va vendre ses derniers biens. Le rapport de Stephen à la voix de son père est central dans le récit. Alors qu’ils arpentent la ville, son père en vient à essayer de lui transmettre ce que son propre père a transmis, et qui concerne précisément la jouissance phallique. Cette évocation émeut le père jusqu’à briser sa voix, « dans un rire qui fut presque un sanglot ». Puis Stephen entend le sanglot s’enfoncer bruyamment dans la gorge de son père. Cette fêlure de la voix au lieu même de la transmission, laisse l’enfant d’abord muet, comme « transporté hors des limites du réel », privé du souvenir même de son enfance. Seuls quelques noms propres échappent à l’engloutissement (*Sinthome). Il se redit lentement à lui-même ces noms propres. Il répond ainsi à la défaillance dans la voix du père en endossant à son tour la fonction de phonation.
Je voudrais rapprocher rapidement cette rencontre (de Stephen avec une brisure de la voix) avec deux scènes décisives dans le rapport du jeune homme avec l’Église : la scène de la retraite et l’entretien avec le directeur du collège du Belvédère. Tout porte à croire que c’est le « stylet du prédicateur », la force rhétorique des sermons qui, conformément à la logique des discours en jeu dans les exercices spirituels, produit la crise résolutoire qui conduit Stephen à se confesser. Mais, en relisant encore une fois ces pages, j’ai été frappée par la discordance entre la tonalité du discours, plutôt terrifiante, et la tonalité de la voix du prêtre, tonalité avec laquelle Joyce scande le récit. La voix du père Arnall est altérée par le rhume, et cette altération plonge Stephen dans un brouillard de silence, la voix rauque souffle la mort dans son âme ; mais le ton qui domine est amical, calme, même pour parler des tourments de l’enfer. Là où l'on attendait la voix menaçante du Surmoi, la voix du père Arnall défaille, l’obligeant à une pause. J’en viens à formuler l’hypothèse que l’efficace véritable du sermon est dans cette défaillance dans la voix du Père jésuite.
L’entretien avec le directeur le confirme a contrario : la forte intonation d’orgueil dans la voix du directeur, lorsqu’il fait valoir le secret savoir et le secret pouvoir du prêtre, agit sur Stephen comme une tentation. Mais une mélodie soudaine venue de la rue, un refrain banal, réveillent l’instinct hostile qui l’arme contre tout acquiescement. Dès lors, l’intonation orgueilleuse du directeur « résonne en vain dans sa mémoire ». Il choisit le désordre de la maison paternelle, métaphorisée par le chœur de ses jeunes frères et sœurs, que j’ai évoqué plus haut. – Derrière le discours, derrière les mots, il y a la voix et son efficace.
Voix et écriture
Cette expérience, constituée en savoir par l’écriture, va permettre à Joyce de choisir et d’affirmer une autre expérience de l’écriture, mais aussi une autre écriture de cette expérience. Ces pensées de Bloom nous y introduisent. « Paroles ? Musique ? Non : ce qui est derrière. » Ou encore, se souvenant de la parole de son père : « Chaque mot est si profond Léopold. » Après que Joyce a pu écrire comment il s’est soustrait aux ordres religieux et sociaux – une des figures du grand Autre –, son écriture devient de plus en plus cette étonnante tâche en progrès à laquelle il voue sa vie : le creusement des mots pour tenter de répondre à la question « Qu’y a-t-il dans un nom ? » Le bien choisi nom de Paddy Dignam est tout un programme : Dig name, jusqu’à la tombe. Faire tintinnabuler les mots, les évider, porter à l’écriture l’énigme de l’énonciation, célébrer jusqu’à plus soif les noces, mais aussi la séparation, de la lettre et de la voix. Telle est la révolution effectuée par Joyce dans l’écriture, telle est son invention. Elles sont à la mesure de la prière que la lavandière de Finnegans Wake, adresse au parler, au petit autre de la parlotte : « Talk save us. » Parlotte, sauve-nous. Dès avant Finnegans Wake, par son travail sans précédent sur la langue, l’épisode des Sirènes consomme la rupture avec la tradition de l’institution littéraire.
Jusqu’ici, j’ai surtout tenté de dire ce que Joyce nous dit de la voix, ce qu’il nous transmet de son savoir sur la voix à partir de l’expérience qu’il en a. Je voudrais rapidement évoquer une question que pose sa façon d’écrire les voix et pas seulement d’écrire sur la voix. Cette façon de faire, je l’approche d’un mot qui tente de faire entendre la voix de basse de Ben Dollard, une voix de basse : « baril tonnante » dans la traduction, « barreltone » dans le texte anglais. On peut dire que c’est un néologisme… ou un mot d’esprit. Baril tonnante fait entendre que la voix de Ben Dollard tonne comme l’orage, ou comme un baril, ou qu’elle barrit comme un éléphant ; le mot anglais fait entendre le timbre du baril, mais aussi de l’orgue de barbarie. En anglais comme dans la traduction, on entend à un ou deux sons près – dans les deux cas à une consonne liquide près – le trait de différence avec la voix de baryton. Avec les sirènes, il ne s’agit plus seulement d’écrire un train de pensées, avec ses idées incidentes, ses bifurcations secondaires, ses interruptions. Il s’agit d’écrire le flux vocal lui-même, dans ses jeux d’échos et ses traits différentiels. Il s’agit de faire entendre ce que nous ignorons curieusement quand nous employons les mots avec désinvolture : la valeur des mots précisément. Je viens de citer Stephen Hero. Il s’agit de faire entendre pas seulement le sens mais ce qui permet d’entendre le sens ; ce qui permet le « j’ouis sens »
Écriture épiphanique
Je peux formuler maintenant ma question : de quoi s’autorise Joyce dans son acte d’écriture, dans son choix – éthique et hérétique – d’écriture ? On peut répondre à cette question par une lecture symptomale du texte de Joyce. Je ne m’engagerai pas dans cette voie, ni ne la discuterai aujourd’hui. Je voudrais seulement, et très rapidement, évoquer l’expérience que Joyce rapporte dans Stephen Hero. Malgré les deux pages du contexte immédiat qui manquent au manuscrit, il est clair qu’il s’agit d’une exploration délibérée, préméditée, du langage, de la parole, de la valeur des mots au-delà même de leur signification. Dans la « maison de silence » qu’il s’est construite, le jeune Stephen se répète les mots de son trésor – le trésor des mots recueillis dans les boutiques, sur les affiches, sur les livres de la foule, dans le dictionnaire de Skeat – il se les répète jusqu’à les transformer en paroles admirables, hors sens. Joyce choisit un mot rare, « vocable », qui donne à entendre ce que cette transformation des mots en vocables admirables doit à la voix. Ces vocables hors sens, il les combine en phrases elles-mêmes hors sens. Cette expérience – à l’évidence une expérience d’écriture poétique – est-elle si différente de l’expérience et de l’écriture épiphanique ? L’expérience de l’écriture épiphanique, à la limite de la signification, en rupture avec le « réalisme naïf de l’objet », fait partie intégrante de cette façon d’explorer la valeur des mots de les creuser – dig name –, d’écrire la voix qui les porte, la pause dans la voix, le jeu du silence et du sonore. Dix-sept des quarante épiphanies rassemblées sont des bouts de conversation. Dans le banal et le trivial de la parlotte, Joyce approche – et tente d’écrire – l’énigme de l’énonciation. C’est de cette expérience d’écriture inaugurale que Joyce s’autorise pour entendre, écrire, et donner à entendre comment « chaque mot est si profond ». Écrire ce qui permet le « j’ouis sens », écrire la jubilation de cet entendu, nécessite l’implication de la voix : la voix de Joyce écrivant, la voix du lecteur. La voix des acteurs jeudi soir nous a donné un accès au jubilatoire de cet entendu.
La voix d'Anna Livia
Je ne peux pas terminer – malgré tout ce qui reste à dire – sans dire un mot d’Anna Livia Plurabelle. D’abord parce que c’est un épisode de Finnegans Wake ou Joyce écrit la voix de façon saisissante ; ensuite parce que nous sommes à Saint-Gérand-le-Puy. Joyce affectionnait cet épisode. Il a participé à sa traduction en français et en italien. L’enregistrement qu’il en a fait est un témoignage émouvant de l’implication de sa voix dans l’écriture. Deux lavandières lavent le linge sale d’HCE, chacune sur une berge de la Liffey, la rivière de Dublin. Elles se parlent d’Anna Livia Plurabelle, la femme d’HCE, identifiée avec la rivière. L’épisode, comme les Sirènes, est sous le signe du flux, de l’élément liquide, des « lettres liquides de la parole ». Le jour tombant et la rivière s’élargissant, la parlotte des deux femmes devient plus difficile à soutenir : les phrases s’interrompent, les mots se perdent, le mal-entendu s’installe, la voix intermittente se met à exister dans le registre de l’écho. Dans le crépuscule, la voix parlée chute ; désertées par la voix de l’autre, les deux femmes se pétrifient, transformées l’une en arbre, l’autre en pierre. Un appel se lève : Talk save us. Parlotte, sauve-nous. Si le monologue de Molly donne à entendre le flux vocal continu et non adressé à l’autre – et la lecture de Jacques Bonnafé, il y a un an le rendait de façon magistrale –, la fin d’Anna Livia Plurabelle écrit la chute de la voix, la réduction à sa dimension du réel, et l’appel à ce qu’elle se renoue à l’imaginaire et au symbolique pour redonner vie et parole au corps.
Le parler des lavandières de Saint-Gérand
On pense bien sûr au Noël 1939, à l’Hôtel de la Paix, que j’ai évoqué tout à l’heure. Mais je voudrais dire la surprise et l’émotion qui m’ont saisie, il y a deux mois, quand j’ai découvert le lavoir. J’ai apprécié le bel œuvre, regardé la campagne en direction de la Chapelle. Et puis soudain j’ai réalisé que cette promenade quasi-quotidienne de Joyce le conduisait là, dans ce lieu où les lavandières lavaient et conversaient. Je restai plutôt saisie par cet étonnant rendez-vous avec les lavandières d’Anna Livia Plurabelle. Je le fus encore plus lorsque je réalisai, deux ou trois jours plus tard, ce qui, à cette date, venait aux oreilles de Joyce dans ce lieu : mêlé aux bruits de battoirs et de rinçages, c’était le parler local, avec ses mots, ses tournures et son accent bien particuliers. La parlotte de ces femmes tenait sans doute plus de la musicalité d’une langue dans laquelle on baigne sans la connaître. C’étaient des bouts de conversation, aussi familiers et énigmatiques que les bouts de conversation consignés dans les épiphanies.