Introduction
Dans la pénombre qu’une lueur de côté ne fait que rendre plus sensible, un vieillard aveugle, la main droite légèrement soulevée, récite à voix basse, plongé dans les abîmes de sa mémoire. Tel est Homère sur le célèbre tableau de Rembrandt conservé au Mauritshuis à La Haye. En ce milieu du XVIIe siècle, les textes homériques – l’Iliade, l’Odyssée et même les Hymnes – ont encore un auteur, et ces textes apportent encore au monde l’écho d’une origine, la voix d’une révélation primitive que n’a pas encore marquée l’empreinte biblique, judaïque et chrétienne.
En parallèle au vieillard aveugle et solitaire du Mauritshuis, contemplons le saint Matthieu de Rembrandt au musée du Louvre : un autre vieillard ; il a les yeux ouverts, le regard fixe un horizon, la main tient suspendue la plume avec laquelle il écrit dans le livre, un ange délicatement penché sur son épaule lui dicte ce qu’il doit écrire ? Deux vieillards, deux textes fondateurs de l’Occident, deux modalités de révélations ; l’un trouve dans les profondeurs de soi, dans ses abîmes intérieurs, les récits de l’origine, l’autre n’est que l’intermédiaire, le scribe d’une vérité venue d’ailleurs, non pas vérité de l’homme mais vérité sur l’homme.
En ce milieu du XVIIe siècle (le saint Matthieu est de 1661 et l’Homère est de 1663), Rembrandt croit encore, ou feint de croire, que chacun des grands textes canoniques, poèmes homériques et livres bibliques, a un auteur ; et pourtant déjà les critiques ont commencé à défaire cette belle illusion : dans quelques années, en 1678, Richard Simon montrera que la Bible est un ensemble de textes rédigés ou mis en ordre par des scribes qui ne sont pas les auteurs dont le nom figure en tête des livres, et déjà l'on s’est aperçu que l’attribution au même auteur de l’Iliade et de l’Odyssée est problématique, tellement il y a de différences de styles, de visions du monde et de la société, entre ces deux œuvres.
À vrai dire, la destinée contrastée des deux œuvres, l’Iliade et l’Odyssée, ne pouvait que rendre sensibles entre elles leurs différences. Chacune d’elles a un héros, Achille dans l’Iliade, Ulysse dans l’Odyssée, mais ces héros sont bien différents, le premier a la force physique, le courage guerrier, la brutalité ; le second, tout en restant un homme hors du commun, n’est plus un héros guerrier, peut-être même n’est-il plus un héros : il a la ruse, l’intelligence, la réflexion. La forme de société qui est mise en scène dans chacune de ces œuvres n’est pas la même : aux royaumes guerriers, ceux d’Agamemnon et de Ménélas, ont succédé des cités où armateurs, commerçants, tenanciers de domaines agricoles constituent les classes dominantes. Entre les deux ont fait leur temps la vieille aristocratie de la lance et la littérature de l’épopée guerrière qui lui convenait, et une nouvelle civilisation est née. Si la guerre de Troie reste à l’horizon, le héros de l’Odyssée, Ulysse, est celui qui a pris Troie par traîtrise, par la ruse du cheval, et non par la force unique de ses armes. Ainsi, l’Odyssée ne raconte pas la guerre mais ses suites, les retours des guerriers, retours peu glorieux, difficiles, où il faut vaincre des ennemis nouveaux, les tempêtes, les monstres, les rencontres imprévues, les séductions des femmes, déesses ou sorcières, Calypso ou Circé, qui obtiennent sur les vainqueurs des victoires qui les détournent de leur but, qui retardent inlassablement leur retour. Le retour même se termine tragiquement ; que l’on songe à la mort d’Agamemnon, victime de la vengeance de Clytemnestre, ou au crime d’Idoménée, meurtrier de son propre enfant. En contraste, le couple Ulysse-Pénélope se retrouvera à Ithaque, mais cette destinée nouvelle, illustrée par l’Odyssée, signe le fait que nous sommes dans un autre monde, dans une autre société, que ce couple Ulysse-Pénélope est un couple autre que ceux de l’épopée héroïque et guerrière, que ceux de Ménélas et Hélène, ou d’Agamemnon et Clytemnestre. Quant au héros de l’Iliade, Achille, pour lui point de destinée conjugale, des captives que l’on rapte, monnaie d’échange ou enjeu de luttes entre rivaux.
Un nouvel imaginaire
L’écart entre les deux poèmes apparaît au premier regard au point que l’opposition Achille-Ulysse deviendra un lieu commun de la culture scolaire et académique : combien de collégiens et de rhéteurs ont-ils comparé les deux héros, leurs qualités et leurs défauts, les caractères de leurs actions, la moralité respective et l’exemplarité de leurs actes !?! Un seul exemple nous retiendra : à la fin du XVIIe siècle, Fénelon mettra en scène leur opposition dans trois de ses Dialogues des morts, écrits pour l’éducation du duc de Bourgogne, le petit-fils de Louis XIV. Un dialogue entre Achille et Homère oppose, selon le poète antique, « la colère de l’impétueux Achille » aux « aventures du sage et patient Ulysse », le héros « plus terrible que Mars » qu’est Achille au « rusé et trompeur Ulysse » ; c’est pour Fénelon l’occasion d’analyser « les divers genres d’écrire » que manifestent respectivement l’Iliade et l’Odyssée, et d’exalter la gloire littéraire au-dessus de la gloire guerrière, la gloire littéraire qui fait du guerrier un héros, un héros qui doit tout au poète qui le chante. Entre les deux héros, donc entre les deux poèmes homériques, le choix est fait en faveur de l’Odyssée. Il y a là le signe d’une double évolution, d’une évolution qui, de deux façons, va faire d’Ulysse un héros des temps modernes.
Alors que le Moyen Âge exaltait encore la guerre de Troie, donc une épopée guerrière où une société féodale s’imaginait retrouver en des temps primitifs les valeurs guerrières qu’elle exaltait, les temps modernes dans leur ensemble s’écartent du modèle guerrier et, si la monarchie moderne tente de se rattacher à des origines troyennes, c’est plutôt, comme l’avait fait jadis Virgile, en se rattachant à la lignée des vaincus échappés grâce à la faveur des dieux à la catastrophe : comme Virgile construisait avec l’Énéide des origines troyennes de Rome, Ronsard, au XVIe siècle, faisait descendre les rois Valois d’un supposé fils d’Hector, d’un Francus, pseudonyme d’Astyanax. C’est donc des légendes du retour de Troie, du retour des rescapés de la chute de la ville, que se nourrit l’imaginaire de la monarchie moderne.
Il faut une nouvelle évolution, radicale celle-là, pour aboutir en quelque sorte à un nouvel imaginaire. En une première évolution, l’idéal guerrier, achilléen, avait cédé la place à l’imaginaire dynastique ; mais, à la fin du XVIIème siècle, c’est une nouvelle évolution qui est perceptible. Au centre du grand roman de Fénelon, Les Aventures de Télémaque, on trouvera non pas un troyen, mais un grec, Ulysse, le héros de l’Odyssée. À l’âge des guerriers, à l’âge des royaumes dynastiques (d’Agamemnon, de Ménélas, etc.) a succédé celui de ce qu’Homère appelle la mêtis, la ruse et l’intelligence, mais aussi la morale et la réflexion, l’âge de l’intériorité créatrice, de la réforme politique et sociale : l’Iliade, l’Odyssée, le Télémaque, trois étapes dont la troisième annonce déjà la pensée des Lumières, la raison, l’utilité, l’efficacité.
Un héros absent
Cependant, si le héros du roman de Fénelon est bien Ulysse le Grec, c’est un héros absent, un héros dont son fils Télémaque suit la trace d’aventure en aventure sans jamais le rejoindre et qui n’apparaît jamais en tant que tel et à visage découvert. L’extrême habileté de Fénelon est d’avoir fait d’Ulysse la référence absente du livre et de ne lui avoir donné existence que dans la mémoire, la pensée, l’espoir de son fils Télémaque, et bien entendu dans la mémoire du lecteur qui a déjà lu l’Odyssée. Par là se trouve conjuré le risque qu’une trop grande fidélité à l’Odyssée faisait courir à l’auteur, le risque de présenter un héros peut-être habile mais trop rusé, voire menteur et bien peu édifiant.
C’est en effet pour ainsi dire en creux (par l’intermédiaire de son fils ou par le récit de Calypso, celle qu’Ulysse vient de quitter après un long séjour auprès d’elle), ou sous les traits d’un inconnu qui traverse, sans être reconnu, le chemin de Télémaque qu’Ulysse est présenté dans le livre de Fénelon : celui qui est parti, celui qui n’est pas là, celui qui se cache ou se déguise, un héros dont la présence décisive, c’est son être absent, figure paternelle dont l’insistance vient de son absence même.
Donnons quelques exemples de ce qu’on peut appeler une présence comme absence. Les premiers mots mêmes du livre de Fénelon : « Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse » (p.3) posent cette absence comme ce qui ouvre la possibilité même des récits et donnent en une ligne ce qui sera le tempo, fait de nostalgie et d’espérance, de toute l’œuvre ; de même que jadis, dans les récits chrétiens, Jésus-Christ était parti ne laissant comme signe de son passage qu’un tombeau vide et une mémoire féconde d’une histoire, de même, dans la reconstruction par Fénelon d’une nouvelle « légende » homérique, Ulysse a disparu, ne laissant que la place vide pour les récits de ceux qui peuvent témoigner l’avoir vu ; Ulysse est le héros absent dont, outre les récits, la « ressemblance » (p.3) de son fils avec lui porte témoignage. Télémaque « représente » son père, qu’il n’a pas connu, et, s’il évoque le départ d’Ulysse pour la guerre de Troie et les ultimes paroles par lesquelles son père s’est adressé à lui, son fils, c’est qu’on lui a « raconté » cette scène de séparation inaugurale et fondatrice (p. 31) : le fils peut répéter les paroles du père qu’il était, trop jeune pour pouvoir « entendre », il peut les rapporter pour les avoir sans cesse répétées : « Je vous rapporte ces paroles, parce qu’on a eu soin de me les répéter souvent et qu’elles ont pénétré jusqu’au fond de mon cœur. Je me les redis souvent à moi-même. » (p. 31)
Présent dans la mémoire et à travers les récits qui se substituent à l’absence, Ulysse est aussi présent dans les songes de son fils. Nous devons nous attarder sur l’extraordinaire XIVe livre des Aventures de Télémaque, de Fénelon, qui s’ouvre sur les songes de Télémaque et qui raconte longuement la descente du héros aux Enfers, puis sa montée aux Champs-Élysées pour aller voir en ces lieux de l’au-delà si son père ne s’y trouve pas. En apparence, rien d’original en un tel épisode : au chant XI de l’Odyssée nous lisions le récit de la descente d’Ulysse dans l’Hadès où le héros était allé consulter Perséphone et Tirésias pour en apprendre comment il pourrait retourner à Ithaque. De même au livre VI de l’Énéide, Virgile faisait descendre Énée aux Enfers. L’un et l’autre, Ulysse chez Homère, Énée chez Virgile, allaient dans l’au-delà retrouver leurs ancêtres, construisant par cette descente et ces rencontres le lien entre les générations, assurant par cette démarche la continuité généalogique, rendant lisible une filiation et pouvant ainsi ouvrir un avenir dans la continuité avec l’origine.
Dans le roman de Fénelon, Télémaque descend aux Enfers et y rencontre ses ancêtres, mais il y descend surtout pour y chercher son père, Ulysse : si Ulysse n’est pas aux Enfers, ni aux Champs-Elysées, c’est qu’il est encore quelque part vivant sur la terre. Cependant, la façon dont est introduite cette quête du père absent dans l’au-delà est très intéressante. C’est un songe qui va conduire le jeune héros à tenter cette aventure infernale. Il faut lire ce songe tel que le raconte Fénelon.
« Il y avait déjà longtemps qu’il était agité, pendant toutes les nuits, par des songes qui lui représentaient son père, Ulysse. Cette chère image revenait toujours sur la fin de la nuit, avant que l’aurore vînt chasser du ciel, par ses feux naissants, les inconstantes étoiles, et de dessus la terre le doux sommeil, suivi des songes voltigeants. Tantôt il croyait voir Ulysse nu, dans une île fortunée, sur la rive d’un fleuve, dans une prairie ornée de fleurs, et environné de nymphes qui lui jetaient des habits pour se couvrir, tantôt il croyait l’entendre parler dans un palais tout éclatant d’or et d’ivoire, où des hommes couronnés de fleurs l’écoutaient avec plaisir et admiration. Souvent, Ulysse lui apparaissait tout à coup dans des festins, où la joie éclatait parmi les délices et où l’on entendait les tendres accords d’une voix avec une lyre, plus douces que la lyre d’Apollon et que les voix de toutes les Muses.
Télémaque en s’éveillant s’attristait de ces songes si agréables. » (p. 233-234).
La tristesse que suscitent « ces images de félicité » (p.234) est paradoxale. Télémaque interprète le songe comme si la jouissance dans laquelle est plongé Ulysse (les nymphes, la nudité, le locus amœnus, lieu charmant, les paroles que tous admirent, les festins, la musique, le concours de toutes les Muses), comme si cette jouissance plus que terrestre signifiait qu’Ulysse n’était plus ici-bas, qu’il était dans les Champs-Élysées, donc qu’il était passé par la mort. Mais cette interprétation qui conduit Télémaque à tenter une exploration des Enfers et des Champs-Élysées est un voile qui cache la vraie visée du rêve et qui suscite la « douleur cuisante », les « larmes », du fils d’Ulysse. Le songe désigne, au delà de l’interprétation que l’on peut dire « réaliste », c’est-à-dire l’annonce de la mort d’Ulysse, la toute-jouissance du père dont le fils est exclu, même s’il peut l’imaginer, la mettre en « images », cette jouissance qui est à la fois la cause et la conséquence de l’absence d’Ulysse : la séduction des femmes, Calypso et Circé, l’oubli du retour, l’abandon du fils, donc la vanité de cette quête à laquelle s’est voué ce fils, Télémaque. Le personnage, Ulysse, de la légende homérique prend alors une autre dimension que celle du héros rusé aux prises avec les dangers et les enchantements d’un monde sauvage et merveilleux, et d’autant plus séduisant. L’absence d’Ulysse tout au long du livre de Fénelon est bien, d’une certaine façon, comblée par les épisodes de l’Odyssée dont le songe donne une esquisse et que le lecteur cultivé ne peut manquer d’avoir à l’esprit ; mais, bien plus, elle est le signe d’une “incomblable” distance dans l’ordre des générations et la supposition d’une jouissance paternelle dont la violence a pour le fils la force de la mort, celle même dont il court le risque en descendant lui-même aux Enfers pour y chercher son père.
C’est donc un héros radicalement absent que cet Ulysse des Aventures de Télémaque. Et pourtant il est présent à l’extrême fin de l’œuvre, au livre XVIII, mais d’une présence cachée : un bateau phéacien a fait relâche dans l’île d’où Télémaque s’apprête à partir ; « par hasard », le jeune héros s’adresse à l'un des étrangers qui est descendu à terre et il lui demande « s’il n’a point vu Ulysse […] dans la maison du roi Alcinous » (p. 316). L’étranger inconnu, « triste et abattu », qui « paraissait rêveur » n’est autre qu’Ulysse, mais personne ne le reconnaît. On nous en donne une biographie imaginaire lançant ceux qui l’écoutent sur de fausses pistes et brouillant la trace d’Ulysse :
« C’est, répondit le vieillard, un étranger qui nous est inconnu. Mais on dit qu’il se nomme Cléomène, qu’il est né en Phrygie, qu’un oracle avait prédit à sa mère, avant sa naissance, qu’il serait roi, pourvu qu’il ne demeurât point dans sa patrie, et que, s’il y demeurait, la colère des dieux se ferait connaître aux Phrygiens par une cruelle peste. Dès qu’il fut né, ses parents le donnèrent à des matelots, qui le portèrent dans l’île de Lesbos […]. Ainsi, il est errant depuis sa jeunesse, et il ne peut trouver aucun lieu du monde où il lui soit libre de s’arrêter […]. Sa destinée est d’être estimé, aimé, admiré partout, mais rejeté de toutes les terres connues » (p. 319).
Récit en trompe-l’œil qui reprend des traits de la légende d’Œdipe, qui fait du héros un homme de nulle part, hors-lieu, et dont le nom, Cléomène, ne fait que désigner selon l’étymologie la réputation, que refléter le discours d’autrui, articulation par Fénelon des deux légendes fondatrices d’Ulysse et d’Œdipe.
Ce n’est qu’après le départ de l’étranger que Télémaque apprendra que cet inconnu mélancolique était Ulysse et que ce dernier ne devait pas se faire reconnaître avant son retour à Ithaque. Rencontre manquée, reconnaissance sans cesse repoussée, qui n’aura lieu que hors récit, à la dernière ligne du livre XVIII : « Puis il alla éveiller ses compagnons, se hâta de partir, arriva à Ithaque et reconnut son père chez le fidèle Eumée. » (p. 326) Et nous enchaînons cette fin du Télémaque avec le récit de la reconnaissance d’Ulysse dans l’Odyssée ; autre statut du récit, comme si Fénelon, par la désinvolture de la phrase finale soulignait l’écart entre le poème homérique et le traitement moderne du mythe.
Un second retournement
Le premier retournement qui s’est opéré avec Les Aventures de Télémaque à la fin du XVIIe siècle a donc consisté dans l’effacement du personnage même d’Ulysse : le héros grec qui répondait au Cyclope que son nom était « personne », « oudeis », est devenu à proprement « personne » ; c’est l’absent, l’inconnu que nul ne reconnaît. Par là, il devient « le père », la référence paternelle du héros : modèle, objet d’une nostalgie ou d’un espoir, celui que l’on invoque sans jamais le rencontrer ; non pas un exemple de moralité – car la question de la moralité semble absente, et la conduite d’Ulysse d’après le roman de Fénelon est loin d’être exemplaire – mais celui par rapport auquel est orientée l’action, la tâche à accomplir. L’histoire d’Ulysse cependant est passée, ou se déroule ailleurs.
Mais il y a avec Les Aventures de Télémaque un autre déplacement, radical celui-là, par rapport au poème homérique : la vision du monde, et pas seulement de la société, a été complètement renouvelée, au point que nous devons nous interroger sur la signification, au XVIIe siècle, de cette reprise de la légende homérique ; ce déplacement, c’est l’interprétation, alors inévitable, mais qui risque d’être ruineuse pour la compréhension de l’œuvre antique, qu’imposait le christianisme à l’auteur du Télémaque : c’est une œuvre chrétienne qu’a tenté de réaliser, sous couvert de couleur homérique et virgilienne, l’archevêque de Cambrai, Fénelon.
Or cette interprétation ne constitue pas un simple anachronisme, comme si l’œuvre qui tente de mettre en scène les temps homériques transmettait des croyances et des leçons morales postérieures de plusieurs siècles à Homère. Cette interprétation n’est pas non plus la réalisation d’une procédure allégorique : interpréter allégoriquement une œuvre ancienne, ce serait fort peu original, et déjà bien des lectures allégoriques des poèmes homériques ont été réalisées ; selon ces lectures, les événements de l’histoire racontée ne seraient que les images de vertus morales, de réalités métaphysiques, d’un itinéraire mystique ou de réalités supérieures que seules ces images seraient capables de transmettre. Il y a bien des exemples de ces interprétations allégoriques de l’Odyssée et du périple d’Ulysse : dès l’Antiquité, le poème homérique était devenu l’expression d’une quête mystique, et il faut avouer que les récits fantastiques et que le long périple d’Ulysse se prêtaient assez bien à cette traduction allégorique. Le pythagorisme voyait dans l’histoire d’Ulysse la suite des étapes par lesquelles l’homme atteint la sagesse, aborde au terme que vise sa vie. Le néo-platonisme a repris cette interprétation : l’Odyssée, selon Plotin, représenterait la fuite des beautés sensibles et la longue marche vers le beau suprême. Et Porphyre analyse l’antre des nymphes dans l’Odyssée comme symbole des puissances cachées du cosmos et les nymphes elles-mêmes comme les puissances qui président aux eaux : le texte est alors une « énigme » à déchiffrer, une « fiction », il a une « signification mystérieuse », et Porphyre terminait son traité par ces mots : « Sous la forme des mythes, Homère a représenté par allusion les images de réalités d’essence supérieure. » Une telle interprétation de l’Odyssée et de l’histoire d’Ulysse comme écritures cryptées aura eu une certaine résurgence au XVIe siècle, à l’époque de l’humanisme, mais était déjà anachronique au XVIIe siècle, et le développement de la critique textuelle et de la critique historique n’est sans doute pas étranger au fait que l’allégorie était alors en reflux aussi bien dans l’interprétation de la Bible que dans celle de l’Odyssée.
La fusion de deux Antiquités
En tout cas, il n’y a rien de tel dans Les Aventures de Télémaque, de Fénelon ; ce n’est pas une œuvre à clef, pas plus une œuvre à clefs politiques qu’une œuvre à clefs métaphysiques. Mais l’opération à laquelle se livre Fénelon – opération que nous pourrions appeler une christianisation de la matière antique – est infiniment plus subtile, plus profonde, dans la mesure où ce ne sont pas des faits, des réalités matérielles, des aventures, des signifiants même qui seraient porteurs d’une vérité, qui seraient pour ainsi dire “traductibles” par le lecteur moderne. Le détournement est à la fois moins grossier, plus insidieux, voire captieux, donc plus radical. C’est sous la référence antique elle-même que se glisse la référence chrétienne, comme si la référence antique constituait le langage, le vocabulaire, la syntaxe, selon lesquels seuls pouvaient à l’époque moderne se dire les réalités théologiques. Celui qui accompagne et guide Télémaque, Mentor, est une incarnation de Minerve, et, à la fin du livre une sorte de transfiguration, pastiche de la transfiguration évangélique, redonnera à l’apparente déesse son véritable visage. Mais Minerve, c’est la sagesse, et l’on sait que, dans le livre biblique qui porte ce nom, la Sagesse est l'un des visages de Dieu. Sous les traits de Mentor, et sans que cela soit jamais dit explicitement, c’est la Sagesse du Dieu de la Bible qui accompagne le héros. Au livre XIV, nous avons vu Télémaque aller chercher son père aux Enfers puis dans les Champs-Élysées ; or ces lieux de l’au-delà sont peints non comme l’au-delà des Grecs anciens mais comme l’Enfer et le Paradis des chrétiens, où les méchants sont punis et les bons, récompensés, à la suite d’un jugement individuel par lequel sont pesées leurs actions : rien là de conforme à l’idéologie des Grecs, mais une représentation de l’au-delà chrétien où la divinité juge les hommes selon leur plus ou moins grande conformité au pur amour de la vertu et selon leur désintéressement et leur refus de tout amour-propre. Ainsi, c’est à la fois antique et biblique que se lit l’au-delà, non pas dans une sorte de hiatus entre deux légitimités, mais dans la fusion des deux Antiquités en un même tableau. La légende de l’Odyssée s’est révélée suffisamment souple ou plastique pour revêtir à la fois les deux significations et les réalités des deux cultures. On pourrait multiplier les exemples et montrer comment, aux moments les plus difficiles, une lumière surnaturelle et une force intime et plus qu’humaine viennent pénétrer le héros et lui donner la force d’agir ou lui révéler en une inspiration nouvelle son devoir. Rien là qui ressemble aux secours extraordinaires que les dieux peuvent apporter aux mortels dans l’Odyssée et qui prennent la forme d’enchantements, nuée lumineuse, phénomènes atmosphériques, interventions fantastiques. Bien au contraire, ce qui se manifeste, c’est une intime modification de la volonté, un mouvement intérieur, une muette conversion. Et des développements évoquent, en une sorte d’anticipation du christianisme aux temps homériques, la divinité « cette lumière simple, infinie et immuable, qui se donne à tous sans se partager ; […] cette vérité souveraine et universelle qui éclaire tous les esprits, comme le soleil qui éclaire tous les corps […] cette raison éternelle, c’est elle qui nous inspire quand nous pensons bien, c’est elle qui nous reprend quand nous pensons mal. Elle est comme un grand océan de lumière. Nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s’y perdre ». Et Télémaque ne peut, sans les comprendre, que goûter dans ces discours « je ne sais quoi de pur et de sublime » (p. 55). On reconnaît dans ces lignes un tissu de citations bibliques, qui donnent évidemment aux paroles du personnage d’Hasaël, qui prononce ces mots, un grand anachronisme : rien d’homérique, rien d’odysséen ici, et pourtant l’anachronisme n’est que partiel, parce que l’on y trouve une interprétation de la pensée hellénique, certes postérieure aux poèmes homériques, mais marquée par l’hellénisme tardif, par le néoplatonisme et par Plotin. La légende homérique est relue dans une optique chrétienne à la lumière du néoplatonisme, révélant ainsi, de siècle en siècle, sa faculté d’adaptation à des pensées nouvelles et à des spiritualités bien postérieures.
La relation père/fils
Plutôt que de nous en tenir à ces mutations dont on pourrait multiplier les exemples, mieux vaut aller à l’essentiel de ce que le mythe d’Ulysse et de Télémaque exprime et ce que Fénelon, sans doute à cause des perspectives chrétiennes de son interprétation, a bien mis en valeur. Nous avons vu que le livre de Fénelon, en substituant au roman d’Ulysse dans l’Odyssée celui de Télémaque dans Les Aventures de Télémaque, avait pour ainsi dire retourné le sens du mythe ; à la longue quête du retour, du nostos, d’Ulysse dans sa patrie, près de son épouse Pénélope, est substituée la quête du père ; chez Homère, Ulysse vainc tous les obstacles pour retrouver cette patrie et son épouse ; chez Fénelon, Télémaque court toutes ses aventures pour retrouver son père, longue quête initiatrice pour parvenir auprès de lui. Mais c’était, comme nous l’avons montré, faire d’Ulysse le héros absent et qui se dérobe sans cesse. Cela montre encore une fois, à travers la plasticité du mythe, sa capacité à s’adapter à de nouvelles conditions culturelles, intellectuelles et religieuses. En faisant porter le sens du mythe sur le rapport Ulysse (absent)/Télémaque (héros du récit), donc en opérant une véritable mutation qui met la relation père/fils au centre de la signification du mythe (et non plus la relation avec la patrie et l’épouse), Fénelon adapte la légende antique à ce que le christianisme a promu comme récit fondateur en Occident, justement cette relation père/fils ; la relation trinitaire et le récit évangélique posent le Père comme caché, comme celui qui se dérobe, non seulement comme référence absente, mais comme celui qui laisse mourir son fils sans venir à son secours, qui le laisse dans une radicale solitude, et qui, peut-être même, et tragiquement, accepte et « justifie » sa mort, en d’autres termes rend « juste » et rédemptrice cette mort. Mythe tragique qui est à l’origine de toute une méditation et de tout un approfondissement en Occident de ce qu’est la filiation, ce qu’est la transmission des générations qui passe nécessairement par la mort. À l’absence d’Ulysse, que nous avions évoquée, fait écho la présence, dans le récit de Fénelon, de celui qui apparaît comme un substitut du père, comme celui qui appelle Télémaque son « fils » en lui disant : « Oui, vous êtes le fils d’Ulysse ; mais vous serez aussi le mien. O mon fils, mon cher fils ! » (p. 119) ; celui qui prononce ces mots, c’est Idoménée, celui qui a fondé Salente. Or celui qui est comme un nouveau père pour Télémaque a eu une destinée tragique, dans laquelle les grands récits fondateurs du christianisme se reflètent aussi : revenant de la guerre de Troie, Idoménée, pris dans la tempête, avait fait le vœu, s’il pouvait regagner sa patrie à bon port, de sacrifier la première personne qui se présenterait à sa rencontre. Cette personne fut son fils, qu’Idoménée sacrifia donc. On a reconnu dans ce récit le récit parallèle, dans le livre biblique des Juges, de l’histoire de Jephté qui, dans des circonstances analogues, tua sa fille. Ainsi, au cœur du livre de Fénelon, se trouve, adossé à une source grecque comme à une source biblique, le récit de la mort d’un enfant tué par son père, mythe fondateur dont la théologie trinitaire construite par le christianisme se fera l’écho en lui donnant une architecture théorique. Ainsi Fénelon insère dans le mythe d’Ulysse, greffe sur ce mythe, le crime exemplaire d’Idoménée et de Jephté, où l’on reconnaît la mort christique. Ces histoires antiques en sont ainsi venues à raconter tout autre chose que ce que disaient et ce que pouvaient dire les récits homériques.
Pour supporter l’insupportable de la condition humaine
Il faut ici nous interroger sur cette nécessité dans laquelle s’est trouvé Fénelon pour aborder ces ultimes questions : comment se fait-il que ce recours ait été nécessaire à un homme d’Église à la fin du XVIIe siècle ? Comment se fait-il que le discours religieux n’ait pas été, ou n’ait plus été, capable de prendre en charge, de transmettre, d’élaborer ce que supportent ces ultimes questions : la question de la vie et de la mort, la question de la suite des générations, celle de la paternité et de la filiation, en un mot, celle de la « généalogie », au sens étymologique, le logos de ce qu’évoque un genos ? Il est possible que l’usure du discours théologique, son accaparement par une pensée institutionnelle, la prédominance de questions de politique institutionnelle et par ailleurs l’élaboration de ce qu’on peut appeler une « psychologie », c’est-à-dire l’analyse de l’homme seul dans l’autonomie de ses facultés, aient rendu caducs les discours des religions et aient imposé le recours à un autre mode de discours, ancien, celui du mythe, antérieur à celui des religions. Il est significatif qu’en cette fin du XVIIe siècle, aussi bien dans la peinture que dans la musique et la littérature, on assiste à un véritable empire de la référence mythologique, qui n’est pas seulement effet décoratif ou signe culturel mais qui opère un retour à un type de discours dégagé de la positivité rationnelle des discours de la théologie. Alors, par la sorte d’entrelacement ou de tissage de la référence grecque et de la référence chrétienne, se trouve opéré un double mouvement : d’une part une nouvelle vitalité de la référence chrétienne, qui prend en quelque sorte une nouvelle épaisseur du fait de sa conformité avec la référence grecque, et, d’autre part, la mise en perspective historique des réalités religieuses, un mode historique, donc contingent, donc soumis au temps et à l’histoire, de traiter ce que j’appelais les ultimes questions. Pour une humanité placée devant l’impossible destin de donner un sens à son existence, les discours religieux et/ou mythologiques constituent des tentatives datées, donc provisoires, pour élaborer cet éventuel sens. Ainsi, le retour à ce que l’on peut reconstruire comme « primitif », à ce que Simone Weil appelait la « source grecque », se révèle nécessaire pour pallier l’intrinsèque faiblesse du discours religieux. Avec sa plasticité, le mythe d’Ulysse permet toutes les métamorphoses ; comme le personnage d’Homère aux mille ruses, polumêchanos, aux mille adaptations aux circonstances, la pensée ne cesse de construire des discours pour supporter l’insupportable de la condition humaine, ce que disent, chacun des deux livres en son style, l’Odyssée et Les Aventures de Télémaque.
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Vitalité et plasticité du mythe
Deux siècles plus tard, l’appui sur le poème homérique, la référence en palimpseste à la source grecque, permettra peut-être à Joyce de penser les questions que la référence chrétienne ne peut plus au XXe siècle prendre en charge, mais qui sont lisibles derrière chaque épisode d’Ulysse.
Sur le chemin de deux siècles qui va de la publication des Aventures de Télémaque, de Fénelon, en 1699, jusqu’à celle du roman de Joyce et jusqu’à nos jours, posons seulement deux ou trois jalons qui témoignent des réinterprétations, adaptées au XXe siècle, du mythe d’Ulysse et des œuvres qu’il a suscitées, en particulier les réinterprétations médiatisées par le livre de Fénelon, universellement connu grâce à son usage scolaire et à sa place dans la pédagogie.
Un mythe peut être réinterprété sur le mode de la dérision, du burlesque, sur le mode d’une tentative pour en démonter les mécanismes par le ridicule tout en en révélant, par la démarche burlesque elle-même, une part de Vérité. Sur ce mode, les Aventures de Télémaque, d’Aragon, en 1922 retournent pour ainsi dire le livre de Fénelon en une plaisante dérision, mais le burlesque, la possibilité de ce retournement, témoigne paradoxalement de la vitalité de l’œuvre de référence : je ne ridiculise qu’une œuvre, dont j’estime qu’elle n’est pas insignifiante, qu’elle mérite ce traitement, qu’elle est encore vivante et dont le lecteur pourra apprécier le détournement. L’Ulysse absent chez Fénelon est complètement effacé du livre d’Aragon, qui se termine par la mort de Télémaque et de Mentor et qui ridiculise systématiquement toutes les leçons du livre de Fénelon et la quête du père par son fils.
Un autre jalon, tout à fait contemporain du précédent, mais à sa manière et à la façon d’une transmission en ligne directe, témoigne aussi de la vitalité du mythe que jadis Fénelon avait réinterprété. Au début du XXe siècle, un jeune Roumain, Panaït Istrati, souhaitait apprendre le français ; Romain Rolland, à qui il s’était adressé, lui conseilla de lire, même sans tout comprendre, les Aventures de Télémaque, de Fénelon, et de les traduire en roumain. Ainsi Panaït Istrati apprit-il le français et écrivit-il ses œuvres en cette langue. Or l’un de ses romans les plus célèbres, Kyria Kyralina, publié en 1924, est une transposition des aventures de Télémaque dans un Proche-Orient à la fois moderne et nostalgique, et reprend, à travers mille aventures calquées sur celles qu’avaient racontées Homère et Fénelon, les grandes lignes du mythe d’Ulysse : recherche d’un père, d’une origine, formation d’un caractère à travers toutes les épreuves. Le succès de cette œuvre, encore rééditée de nos jours, est un nouveau témoignage de la plasticité du mythe d’Ulysse et de l’Odyssée, encore parlant pour nos contemporains comme pour les lecteurs de 1924.
L’entreprise joycienne, au seuil de laquelle nous nous arrêterons, est un autre témoignage, tout différent, de la vitalité de ce mythe, aboutissement de l’évolution marquée au XVIIe siècle par la publication du livre de Fénelon : référence absente chez Fénelon, Ulysse ne figure qu’au titre du livre de Joyce, mais ce simple signifiant, en tête de l’œuvre, mobilise chez le lecteur une culture et une histoire, celle des avatars du mythe depuis le poème d’Homère.
Legenda et fabula
Est-ce à dire que la longue histoire de la transformation du mythe d’Ulysse se soit achevée avec l’entreprise de Joyce ? Est-ce que le nom « Ulysse » n’est plus que la référence cachée, “déshistoricisée” pour ainsi dire, simple signifiant donnant un titre à l’œuvre de Joyce ? Alors, le mythe antique et le récit qui l’a exprimé, les faits, les dits et les aventures du héros grec se seraient pour ainsi dire transformés en tout expérience humaine, non pas exemplaire, mais saisie dans son immédiateté et révélée par le travail d’une écriture.
Et pourtant nous ne pouvons conclure sur cet aboutissement quasi téléologique, comme si le XXe siècle avait mis le point final, indépassable, à une histoire séculaire. Nous avons assisté, nous assistons encore aujourd’hui à un retour du mythe comme récit, non pas forme populaire ou juvénile, mais retour à l’origine : des « histoires », des « contes », des légendes (au sens étymologique de legenda, « ce qu’il faut lire », ce qu’on lit et ce qu’on raconte). Je ne prends qu’un exemple, et pour deux raisons : parce qu’il est pris d’un livre paru en l'avant-dernière dernière année du XXe siècle, 1999, et parce que, par la qualité indiscutable de son information et par celle de son auteur, grand spécialiste de la pensée grecque, il n’a rien de cette infra-littérature qui se plaît dans un merveilleux de pacotille ; je veux parler du livre publié par Jean-Pierre Vernant aux éditions du Seuil sous le titre L’univers, les dieux, les hommes, Récits grecs des origines ; la jaquette du livre porte ce sous-titre : Vernant raconte les mythes, et une photographie y représente l’auteur dans l’acte même de raconter sur les ruines d’un sanctuaire d’Apollon en Turquie. Alors est peut-être accompli le long périple, dont nous n’avons évoqué que quelques jalons, Homère, Virgile, Fénelon, Istrati, Joyce. Sous les formes les plus diverses, les grands récits fondateurs traversent l’Occident en trois millénaires et, partis de l’Asie Mineure, y retournent par la parole de l’historien-conteur. Ces récits révèlent leur faculté d’adaptation à des sociétés, des cultures les plus variées ; ils ont, comme tout récit d’origine, ce que nous désignions comme une sorte de plasticité, une véritable adaptabilité, et ils révèlent leur pertinence dans les circonstances les plus diverses. Mais cette adaptation s’effectue entre deux pôles, l’épuration à l’extrême, à devenir un pur signifiant, Ulysse, tel un clin d’œil ou un simple schéma narratif, et inversement le retour au récit. Car un récit n’est vivant que s’il est récité et, en cette récitation, recréé. Si l’entreprise de Vernant, qui fut d’ailleurs un succès éditorial, est une réussite, c’est que le grand historien qui l’a tentée était aussi un conteur de talent.
« La voix, écrit Vernant à la fin de son avant-propos, qui autrefois, pendant des siècles, s’adressait directement aux auditeurs grecs, et qui s’est tue, je voulais qu’elle se fasse entendre de nouveau aux lecteurs d’aujourd’hui, et que, dans certaines pages de ce livre, si j’y suis parvenu, ce soit elle, en écho, qui continue à résonner. »
Comme l’écrit l’historien Maurice Sartre dans le compte rendu qu’il a consacré à ce livre dans Le Monde, « Lointain descendant d’Homère, d’Hésiode ou d’Apollodore, [Vernant] transmet le relais en nous racontant, dans le langage des hommes de notre siècle, les mythes fondateurs de quelques-uns de nos plus directs ancêtres, les Grecs. »
Une légende, legenda, ce qui se lit, une fable, fabula, ce qui se dit (fari, dire), ce qui se raconte, la légende et les fables d’Ulysse sont un des récits fondateurs de notre culture. D’un côté l’écrit, l’élaboration dans le travail de l’écriture, d’un autre côté « la voix, le ton, le rythme, le geste », comme le dit Vernant dans l’avant-propos de son livre. La démarche intellectuelle et l’analyse de l’écrit, et l’écoute de la parole, deux modes d’existence des récits d’Ulysse, mais une même vie après trois millénaires. Ces deux aspects complémentaires sont certainement encore accessibles et vivants.